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Chaînes en continu: la fin de l’âge d’or ?



Jean-Marc Morandini va-t-il provoquer une révolution dans le journalisme français ? Alors que les salariés ont reconduit, à 83%, la grève jusqu’au lundi 31 octobre, le conflit met le focus sur les chaines en continu. Depuis 15 ans, elles ont bouleversé l’information à la française.

Une crise bien plus profonde qu’il n’y parait. L’idée de partager leur rédaction avec l’animateur mis en examen, notamment, pour « corruption de mineurs aggravés » a conduit les salariés à faire grève dès le 16 octobre.

De son côté la direction, sous les ordres de Vincent Bolloré, est restée sourde à la fronde de ses équipes.

Dans un communiqué de presse daté du 14 octobre, elle proposait une « clause de conscience » aux journalistes réfractaires à la venue de Morandini.

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Avec comme suggestion d’«exercer leur droit de rupture » de leur contrat contre indemnités salariales… Une réponse sans détour mais en décalage avec la nouvelle dimension qu’a pris ce conflit.



Morandini, un déclic


Au-delà de l’affaire Morandini-dont la direction a suspendu entre temps l’émission jusqu’à la reprise du travail- le cas Itélé est bien celui d’une chaine en quête d’éthique.

D’ailleurs, le 26 octobre dernier, le syndicat des journalistes (SDJ) adressait un courrier au CSA. Objet de la missive, les violations de la convention de la chaine par la direction.

Symptomatique de la toute puissance de la direction, Vincent Bolloré aurait lancé lors d’un comité de management du groupe Canal+, le 13 octobre « Morandini sur Itélé, c’est ma décision ».

Tout comme il avait imposé en 2015, l’inexpérimenté Guillaume Zeller à la tête de de la rédaction, habitué de Radio Courtoisie (proche de l’extrême-droite, présidée par Henry de Lesquen) et blogueur sur Boulevard Voltaire, dirigé par Robert Ménard, maire de Bézier…

Et quand on apprend que Morandini est client d’une des régies publicitaires de Bolloré, les liaisons professionnelles deviennent dangereuses.

Les salariés d’Itélé, conscients de la confusion des genres, revendiquent à la fois des moyens pour relancer le média déficitaire mais surtout « une charte éthique » censée garantir l’indépendance de la chaine.



Concentration des médias


Dans une vidéo de soutien publiée, le 28 octobre, sur la page Facebook « Je soutiens Itélé », créée par une téléspectatrice puis reprise par les journalistes grévistes, les termes « indépendance », « liberté», « engagement » ou encore « journalisme » reviennent à de nombreuses reprises.

Le conflit dépasse clairement le cas Morandini questionnant ainsi le rôle et la posture d’une chaine d’information en continu.

Une crise dont le gouvernement semble avoir saisi l’enjeu. Interrogée le 27 octobre par le sénateur David Assouline, Audrey Azoulay, ministre de la culture répondait sans ambages.

« Ce conflit révèle aussi une forme de dérive dans la conception de ce que doit être une chaine d’information », soulignait-elle.

Itélé : « Ce conflit révèle aussi une forme de…par publicsenat

Difficile de réfuter. Ces dernières années, les chaines en continu ont littéralement changé la face de l’information.

De son côté, l’Union européenne a légiféré pour favoriser le pluralisme des médias et rappeler la fonction de « chien de garde public », préalable à la démocratie « dans la mesure où ils permettent aux citoyens d’exercer leurs droits d’être informés ».

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Extrait d’une résolution adoptée par le Parlement en mai 2013



Si en pratique, le texte- une résolution- a été adopté au Parlement en mai 2013, la réalité de la presse française reste préoccupante.

La question de la concentration rejaillit, inexorablement, sur le traitement médiatique de l’actualité. Acrimed en partenariat avec Le Monde diplomatique donnent un aperçu détaillé de la réalité de la presse française.


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Presse française: qui possède quoi. (Acrimed/Monde diplomatique)

Presse française: qui possède quoi. (Acrimed/Monde diplomatique)


Le tournant de la TNT



Le cas Morandini n’est que la partie émergée de l’iceberg. Si Itélé est bien moins incriminée que BFM tv, dans l’avènement de l’info « law cost », les deux chaines se livrent depuis une quinzaine d’années à une rude compétition.

Lancée en 1999 comme une chaîne à péage, elle concurrence alors LCI du groupe TF1.

Elle devient gratuite dès octobre 2005 avec son passage sur la Télévision Numérique Française (TNT) prête à se mesurer à BFM, lancée le 28 novembre de la même année.

A l’inverse d’Itélé, la filiale du groupe NextRadioTV, dirigée par Alain Weill, plonge directement dans le grand bain de la TNT. A partir de l’automne 2005, les deux chaines jouent, donc, dans la même cour. C’est un fait.



« Faiseuses » d’opinion


Privilégiant les questions politiques, ces chaines vont alors dessiner une autre approche de la matière. Itélé et BFM deviennent un passage obligé pour les politiques en quête de popularité et/ou d’électeurs.

De médias, elles se transforment inexorablement en caisse de résonnance pour les élus ou membres du gouvernement, toujours à la peine dans la course à l’échalote qu’ils mènent avec le FN et notamment Marine Le Pen.


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« L’info en continu, de CNN à France Info », mardi 10 octobre
Lire le compte-rendu



L’impossible perspective


La question du format pose aussi question. Soumise à l’actualité « chaude » ou « hard news » comme on dit en jargon journalistique, les chaines d’info en continu laissent peu de place à la prise de recul, préalable à la réflexion.

Sur Itélé ou BFM, les contenus suivent le rythme des images et non l’inverse. Quitte à passer en boucle les mêmes informations faute d’éléments complémentaires.

Lors du crash de la Germanwings en mars 2015, les deux chaines avaient été moquées pour leur couverture alors qu’elles manquaient visiblement de faits.

Laurent Ruquier, présentateur de l’émission « On n’est pas couchés » persiflait « A un moment, on s’est même demandé si un journaliste de BFM n’allait pas interviewer un journaliste d’iTELE pour savoir s’il en savait un peu plus ».

Laurent Ruquier à propos du traitement médiatique de la Germanwings, 21 mars 2015


Le bal des experts




Une touche humoristique pour le moins factuel. Ruquier s’appuie notamment sur la palette d’experts sollicités pour commenter le crash en l’absence « d’informations détaillées »…

Le 23 mars, David Thomson, journaliste et spécialiste du jihadisme, fustigeait sur le plateau de CàVous, « ces experts (…) qui n’ont jamais mené un travail empirique sur le sujet ».


David Thomson et les « experts » du jihadisme

En 2015, plus de six cents experts « spécialisés » en terrorisme/sécurité se sont succédés sur les principales chaines.

L’étude menée par l’INA pour le magazine Télérama est sans appel. Un bal des experts peu amènes en termes de vérifications de faits. « Le bilan est catastrophique. Même les djihadistes francophones se marrent en regardant BFM TV ! », commente un fin connaisseur des réseaux dans les colonnes de Télérama.


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Le top 2015 des squatteurs de JT/ Télérama


Le top 2015 des squatteurs de JT/ Télérama

Au palmarès des experts, Frédéric Encel, géopoliticien « un agent d’influence déguisé en professeur » selon Pascal Boniface, fondateur et directeur de l’institut des relations internationales et stratégiques.

Autre lauréat, Claude Moniquet, un ancien journaliste passé dans les services secrets. A la tête d’un centre de recherches, de conseil et de lobbying (dont il est l’unique membre), il était en contrat avec Itélé lors des attentats de novembre 2015…

Entre petites phrases, manque de recul et experts douteux, les chaines d’information ont accentué la défiance à leur égard. La question de l’objectivité revient dans la bouche de leurs détracteurs.

« Le concept de chaine d’informations en continu apparaît dans un contexte commercial ».

Jean-Marie Charon, sociologue des médias


Jean-Marie Charon, sociologue des médias, entretien exclusif/Mission reporter pour MeltingBook



Or, cette objectivité rêvée relève-disons-le- du fantasme. Dans un média, c’est la ligne éditoriale qui définit le type de traitement. A condition bien sûr de respecter les faits. Pas d’idéologie. Les faits seulement.

De ce côté-là, Itélé ou BFM ont plutôt loupé le coche allant jusqu’à provoquer la répulsion de certains téléspectateurs.

« Depuis que je ne regarde plus ces chaines, je me sens mieux », confie Sonia, juriste.

La trentenaire de déplorer :

« un traitement sensationnaliste et au-dessus des pâquerettes de l’actualité. Je trouve qu’il y a aussi une forme de bourrage de crâne. Face à un fait d’actualité, quand les journalistes n’ont pas d’éléments à se mettre sous la dent, ils commentent…faisant appel à des gens venus pour déverser leur opinion. Ce qui n’est pas de l’information mais de l’idéologie ».


Un malaise ressenti, également en interne. La voix des peuples n’est pas celle des gouvernants. Dans les médias, c’est un peu pareil.



Des journalistes et des boss


« Cher média, je t’aime mais je te quitte ». Le 22 septembre, Guillaume Tatu, alors, journaliste sur Itélé, publiait un statut caustique sur sa page Facebook.


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Guillaume Tatu, alors journaliste sur Itélé

Après une déclaration d’amour au journalisme, il révélait, au fil des lignes, l’envers du décor. A commencer, par la posture « des dirigeants et des rares dirigeantes » devenus selon lui des « financiers » au service de « l’industriel », derrière la chaine.

Parmi les griefs, également, la course à l’audience et la confusion entre publicité, communication et journalisme.

Un constat amer pour ce trentenaire qui a passé huit ans les médias audiovisuels. Mais qui refuse aujourd’hui, de « se mettre à l’épreuve de ces règles qui le bouffent ». Depuis une dizaine d’années, les chaines en continu ont changé la façon de « lire » l’information.

Aujourd’hui, elle se consomme. Un constat que Guillaume Tatu traduit bien à travers ce cri du cœur, partagé des dizaines de fois sur Facebook. « Dans ce milieu, la hiérarchie vous dit marche ou crève ».

Encore écoutés, il y a quelques années, lors des conférences de rédaction, « les journalistes sont littéralement malmenés ».

Guillaume Tatu parle même de « dictateurs » à l’endroit de son ancienne hiérarchie. C’est dire le malaise.

D’ailleurs, s’il a adoré son métier, l’idée de poursuivre dans ce milieu est dorénavant de l’histoire ancienne. Il vient d’ouvrir une agence d’événementiel sportif en province.

Au-delà du management, les conditions de travail, « avec des gens payés 1400 euros alors qu’ils cravachent », en disent long sur le « traitement un peu spectacle de l’information…pas gérable ».

Evoquant les « pires moments » (le Bataclan, ndlr), Guillaume Tatu confie que « seuls les revenus publicitaires et l’audience qui en découle » importaient.

Le père et le frère d’un kamikaze français…par ITELE

L’ancien journaliste doute de l’indépendance, regrettant une forme de « jeux avec tous les sujets ». D’instrumentalisation, faut-il comprendre.



Rentabiliser plutôt qu’informer


Et comme toute entreprise en quête d’annonceurs, la prise de risque ne fait pas partie du logiciel. « Dans tous ces supports, on ne prend plus de risques dans le choix des présentateurs par exemple.

Certains journalistes sont des cumulards. Les directeurs de chaines savent qu’ils ne feront jamais les audiences du passé. Ils choisissent les plus connus histoire d’assurer les 200 000 à 500 000 téléspectateurs… », souligne Guillaume Tatu.

Et d’ajouter, acide « c’est pour ça que l’on prend Hanouna. Il va faire de l’audimat, il peut donc faire de la merde ».



Le rythme de l’actualité


Laurent Bazin, passé par Itélé, aujourd’hui éditorialiste politique à TV5Monde, dresse un constat moins tranché. Les chaines en continu subissent surtout « le rythme médiatique qui s’est accéléré du fait aussi d’internet et des réseaux sociaux ».

Reste que le modèle éditorial de ces chaines repose sur des « éditions toutes les demi-heures et si l’actu casse l’antenne, on passe en breaking news ou éditions spéciale. Même s’il n’y a rien à dire », précise-t-il.

Plutôt chevronné, Bazin pointe les risques inhérents à ces médias. « On va avoir des jeunes journalistes qui ne connaissent pas le terrain. Toute la journée, ils vont débiter de la dépêche et passer en boucle de l’info », sans véritable analyse.



Que faire de l’info brute ?


Auparavant, « on avait des journaux qui développaient l’information. Aujourd’hui, on a des éditions courtes avec des jeunes qui commencent », relève-t-il.

Plus problématique, la façon dont « les infos brutes sont éditorialisées par des consultants extérieurs ».

Une posture préjudiciable à l’examen des faits. On verse alors davantage dans l’opinion que dans le journalisme factuel.

Parmi les consultants et/ou journalistes passés par Itélé, Eric Zemmour. Le polémiste officiait depuis 2003 dans l’émission Ca se dispute face à Nicolas Domenach, journaliste.

Condamné en 2011 et en 2015 pour « provocation à la haine raciale », il est débarqué d’Itélé en décembre 2014.

Eric Zemmour dans CàVous sur France 5


Robert Ménard, l’actuel maire de Béziers soutenu par le FN, rejoint Itélé en 2009 pour l’émission Ménard sans interdit. Il sera remercié en juillet 2012 après avoir refusé la proposition de la chaine d’endosser l’habit de l’éditorialiste…


Azouz Begag, ancien ministre sous Nicolas Sarkozy, Ménard sans interdit/ Itélé



L’original à la copie         

 

Devenue la chaine préférée des Français, BFM tient le haut du pavé en termes d’audience. En septembre, les chiffres de Médiamétrie dévoilait une progression de la chaine, passant de 2% à 2,1% des parts de marché.

Loin devant Itélé (à 0,8%) ou LCI (0,4%). De son côté, la nouvelle chaine France Info, lancée le 1er septembre, ne dispose pas encore de données.

Franceinfo : lancement d’une nouvelle chaîne publique

Et c’est bien, cette course à l’audience qui structure le champ de l’information depuis l’arrivée des chaines d’info en continu. Myriam, jeune journaliste de 27 ans dans un groupe audiovisuel, a tenu 1 an et demi dans son média.

« Même si tu peux faire des supers sujets dans les médias français, la course à l’audience a supplanté l’information. Les rédacteurs en chef regardent les résultats à la seconde près », a-t-elle constaté.

« Si BFM décide de faire un sujet, je pouvais être sûr que l’on devrait suivre. Tes chefs te disent ouvertement, il faut faire pareil ». Quitte à bafouer les règles de déontologies et de sécurité.

BFM s’était retrouvé dans l’œil du cyclone après sa couverture de l’attaque de l’Hypercacher en janvier 2015, mettant la sécurité des otages de l’épicerie en péril.

Une plainte avait alors été déposée pour mise en danger de la vie d’autrui. Elle sera retirée en janvier 2016. Le CSA avait alors adressé 21 mises en demeures aux médias audiovisuels.

Une course aux résultats qui s’est propagée jusque sur le service public. Personne n’a oublié la couverture de l’attentat de Nice par France 2.

La séquence de l’homme, à terre, devant le cadavre de sa femme avait choqué beaucoup de téléspectateurs.


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La séquence de l’homme aux côtés du cadavre de son épouse lors de l’attentat de Nice/France 2

La séquence de l’homme aux côtés du cadavre de son épouse lors de l’attentat de Nice/France 2

Dans un communiqué de presse du 15 juillet, la chaine reconnaissait « une erreur de jugement » avant de présenter « ses excuses ».



Fin de l’âge d’or ?


Ce nivellement par le bas a poussé Myriam a rompre son CDI avec la chaine. Une décision courageuse, signe du malaise grandissant des nouvelles générations de journalistes avec la presse audiovisuelle à la française.

Là où la télé faisait rêver bon nombre de jeunes, elle incite aujourd’hui à réinventer la vision même de ce métier.

À la question « est-ce qu’une chaine en continu peut être un bon média », Myriam reste dubitative. « Je ne sais pas. Pour ma part, j’ai préféré quitter ma chaine. J’ai senti que je commençais à détester mon métier que j’adorais auparavant ».

Et comme, elle le souligne, « quand l’information devient un produit marketing », il y a une digue qui se rompt.

Aujourd’hui dans les rédactions, on entend plus « c’est un bon fabricant que c’est un bon journaliste. On est dans du marketing de l’information ».


Photo de Une : page Facebook Je soutiens Itélé

Entrepreneur des médias, Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB.

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