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Une campagne de mauvaise foi

Maryse Emel

Maryse Emel

Étonnante campagne présidentielle où la corruption fraie avec les croisés de la morale chrétienne, morale endurcie par sa manifeste impuissance et sa mauvaise foi.

Il y a les grands et les petits candidats. Les candidats respectés et les autres. Ceux dont on se moque faisant du rire une arme de guerre à finalité d’humiliation, même si au final certains candidats s’en sortent bien, récupérant la mise pour eux.

Ainsi, Philippe Poutou a su réutiliser dans sa campagne ce qui au départ le stigmatisait. Tous ils se réclament d’un héritage de la pensée, sans même se demander si nous sommes aujourd’hui dans la capacité de répéter ce passé de la pensée.

Sans même dire ouvertement que la récupération de ce passé est impuissance à construire un réel projet qui, par définition est orienté vers l’avenir.

On a renouvelé quelques têtes mais le passé ne meurt. Benoît Hamon et son revenu universel, par exemple…

Nous écrivions il y a quelques temps :

De fait, à bientôt deux siècles de distance, les doutes de Tocqueville s’immiscent à nouveau dans la proposition de Revenu universel brandie par Benoît Hamon – avant qu’il n’en rabote l’essentiel lorsque la victoire fût venue –, qui résonne comme l’écho du Speenhamland.

Qu’est donc le Speenhamland ? C’est le nom donné à un revenu minimum mis en place dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, dès les prémices de la révolution industrielle.

D’après l’économiste hongrois Karl Polanyi, qui écrit en 1944, ce revenu de base contribua à développer davantage la paupérisation des masses laborieuses : son existence incitait en effet les employeurs à tirer les rémunérations vers le bas, jusqu’au minimum, au point d’amoindrir fortement les avantages du travail et donc d’assécher le vivier de travailleurs qui devait le financer, tout en alignant la norme des revenus sur le strict nécessaire.

De sorte que selon Karl Polanyi, «l’abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne… quoi que leur réservât l’avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l’histoire ». 

Ce fut aussi l’apparition du rôle de l’Etat-providence, qui gère le salariat et donc la perpétuation de l’économie capitaliste.

La proposition de Benoît Hamon pose ainsi une épineuse question : si le Revenu universel doit permettre d’offrir une solution à la raréfaction du salariat en particulier et du travail en général, offre-t-il aussi une solution aux apories du Speenhamland ?

Et jusqu’à quand les entreprises pourront-elles se satisfaire d’un marché de consommateurs frugaux ?

On ne cesse de se heurter aux mêmes apories, dans une campagne en somme monocorde. Pourquoi ? Peut-être parce que les candidats n’ont pas pris la mesure des bouleversements du politique. Ils font comme si la problématique était toujours la même.

La réflexion politique s’est en effet longtemps déployée autour de la question de la sécurité.

Le but de l’État c’est d’abord cette leçon du philosophe anglais Hobbes : la peur rapproche les hommes, au risque toutefois d’une illusion, celle de croire que la loi nous guérirait de cette raison calculatrice.

Nous avons peur parce que nous mesurons les risques que nous faisons courir à nos semblables et de même en va-t-il de leur côté. Mieux vaut éviter de tourner le dos. La difficulté politique est donc de trouver le bon législateur.

À cette fin les candidats en présence cherchent à nous assurer (du moins ils tentent) de leur honnêteté… et de leur professionnalisme. Il y a le désir de conjurer le risque permanent d’une raison qui ne recherche pas seulement la vérité mais le plaisir du pouvoir dans sa capacité à ouvrir sur l’illimité et la démesure.

L’exemplarité n’a plus de signification universelle

Nous redoutons au final des risques que nous maîtrisons.

Comme disait Kant, on peut savoir fabriquer des chaussures et être un piètre vendeur. De même en politique, on peut avoir les connaissances, cela ne garantit pas leur justesse dans leur application.

Il faut là ce qu’Aristote appelait la « prudence », non pas ce repli, ce recul frileux qui nous met à l’écart, mais au contraire cette qualité de la réflexion qui sait prendre en compte la contingence dans les affaires humaines.

On a longtemps pensé le politique comme un ajustement, un correctif.

Cependant, ce discours moral et classique ne tient plus dès lors qu’un peu sérieusement on confronte les programmes des candidats à la réalité. La réalité de ce monde a dépassé le seuil du risque pour entrer dans ce que le philosophe Jean Pierre Dupuy a nommé le « catastrophisme ».

La nature n’est pas aussi maîtrisable que l’euphorie des temps modernes l’ont laissé entendre.

De Descartes affirmant que nous « sommes comme maîtres et possesseurs de la nature » (il ne faut pas négliger ce « comme », lucide, qui admet ses limites), à Bergson célébrant la machine à vapeur comme marqueur d’une certaine civilisation, il y a aujourd’hui de nouveaux bouleversements, qui ne se réduisent pas au numérique mais qui montrent l’impuissance humaine à leur encontre.

La nature nous échappe, par ses tsunamis brusques, le terrorisme est visible par ses effets mais profite de l’invisibilité qui lui est co-substantiel.

La morale confond ses propres valeurs et l’exemplarité n’a plus de signification universelle. Le particulier remplace l’intérêt commun, dans une communauté humaine qui s’éparpille.

Les candidats traduisent à leur façon ce monde qui nous échappe. Philippe Poutou du NPA se joue de la peur méprisante de l’ouvrier qu’il revendique d’être. Sa façon de se vêtir, de parler, de refuser l’appartenance au groupe se sépare radicalement de son faux double, Nathalie Arthaud, de LO.

Il refuse la photo de groupe. Elle, au contraire, s’enferme dans sa grille d’interprétation, ne prenant aucune initiative sans la consultation de ses pairs. Il joue la carte de l’individu qui s’oppose à ce qui nous dépasse.

François Fillon, Marine Le Pen, Benoît Hamon, Jean Luc Mélenchon, Emmanuel Macron… se présentent comme la candidate LO dans un monde qui n’est plus celui que nous habitons.

Et ils restent aveuglés, pensant que la peur de la misère, la peur du chômage, les peurs religieuses…suffiront à rassembler.

Si Philippe Poutou a compris une chose, c’est bien celle-là : la peur est hors sujet. Il met en position risquée dans ses propos, parce que toutes ces valeurs n’ont plus lieu d’être.

Tragique situation

Jean Lassalle en berger, Jacques Cheminade en étoile du berger, sont semblables à ces égarés d’un autre temps. Leurs traits exagèrent ce qui est en puissance chez les « grands » candidats. Une « grandeur d‘établissement » aurait pu répondre le philosophe Pascal : une grandeur devant laquelle on ne s’incline pas. A part des répétitions, des jeux de scène… on est face au mur du vide.

La situation n’est ni comique, ni grotesque. Elle est tragique. Notre monde tant célébré par les sciences, les philosophies du sens, notre monde semble soumis à une logique qui nous échappe. L’homme n’est plus ce misérable que dépeignait si bien Pascal dans ses Pensées.

L’homme est fatigué, usé par une croyance en la raison qui le trahit.

Voltaire face à la catastrophe du tremblement de terre de Lisbonne, écrivait dans Mélanges :

Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ; Accourez, contemplez ces ruines affreuses,Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés, Sous ces marbres rompus ces membres dispersés (…)

La condition de l’homme « perdu dans ces espaces infinis » est à penser d’urgence. Au moins la campagne aura servi à cela.

Maryse Emel

Maryse Emel est professeure de philosophie. Elle participe activement à des actions culturelles à Aubervilliers où elle défend une autre  vision de ce que l’on désigne du terme de « banlieue ». Elle est également rédactrice à nonfiction.fr

Lire et écouter notre dossier: « Et si on changeait de mode de scrutin? »

Raconter, analyser, avancer.

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