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Comment le discours tiers-mondiste infantilise l’acteur politique arabo-musulman

Dans son dernier livre, Comprendre l’islam politique (Ed. La découverte), François Burgat, universitaire, se propose de saisir les ressorts de ce phénomène à travers sa trajectoire personnelle. La lecture de l’ouvrage est pour nous l’occasion de produire en retour les premières lignes de force de ce que peut-être une critique du discours tiers-mondiste. Une analyse du militant associatif  Yassine Ayari, également ingénieur et auteur de Banlieues vertes (Ed. Les points sur les I).

 

Qu’est-ce que l’islam politique ? Qui sont les islamistes ? Comment les combattre ou, si nécessaire, dialoguer avec eux ? Depuis la révolution iranienne de 1979, les évènements n’ont jamais manqué pour maintenir élevée l’attention donnée à ces interrogations au sein des acteurs politiques occidentaux.

Yassine Ayari

Yassine Ayari

C’est ainsi que le champ des études relevant tantôt de l’espace culturel arabo-musulman, tantôt de l’islam, tantôt de la politique dans le monde arabe a été particulièrement sollicité pour produire de la connaissance autant que de discours censés améliorer la connaissance et l’approche du phénomène en question.

Dans l’actualité récente, sur fond d’inquiétudes liées aux attentats terroristes, le corps des politistes spécialisés ès islam politique a été traversé par des polémiques qui, au-delà de leur intérêt intellectuel, révèlent la diversité des courants composant la recherche académique.

C’est ainsi que l’on distingue trois courants majeurs avec chacun leur chef de file.  Gilles Kepel livre une analyse culturaliste alors qu’Oliver Roy propose une approche réduisant la mobilisation islamiste à une radicalisation plus générale de la jeunesse. Enfin François Burgat décline, lui, un discours plutôt tiers-mondiste.

La lecture de son dernier livre, Comprendre l’islam politique (Ed. La découverte) est pour nous l’occasion de produire en retour les premières lignes de force de ce que peut-être une critique du discours tiers-mondiste.

 

L’ouvrage en tant que tel peut causer des déceptions. Présenté comme une anthologie du travail académique de l’auteur, le lecteur se trouve davantage confronté à une biographie faite de rencontres, de pays et d’évènements historiques.

La progression des recherches de François Burgat est évoquée sans aucun recul critique, ni révision à la lumière de l’histoire récente.

En d’autres mots, le lecteur qui croit acheter une anthologie des études de l’islam politique est purement et simplement trompé.

Le livre ne manque pas pour autant d’intérêt pour comprendre, décrypter et déconstruire le discours tiers-mondiste tant François Burgat s’étend longuement pour expliciter les lignes de forces des conclusions qu’il tire de ses recherches.

Il en fait ainsi une synthèse:

Pour résumer mon approche du phénomène islamiste, je dirai que j’y distingue avant tout deux strates trop souvent confondues. Le premier niveau d’analyse s’attache à rendre compte du pourquoi du “retour du parler musulman” dans le monde arabe. Le second rappelle l’extrême diversité des “agir” qu’autorise ce lexique et, de ce fait, l’inanité des démarches réduisant à la seule référence religieuse les motivations des acteurs de l’“islam politique.

Le « parler musulman » désigne pour Burgat la propension, au sein des catégories politiques de l’espace arabo-musulman, à construire un vocabulaire politique qui est puisé dans le registre de l’univers de sens de la culture islamique.

Ce « parler musulman » serait donc le marqueur d’une culture politique endogène, donc supposée authentique et bien démarquée de la domination culturelle occidentale ou des élites locales.

Comprendre l'islam politique

 

Il s’illustrerait dans trois phases de mobilisation politique sur la base du référent religieux islamique : la résistance à la colonisation, l’opposition aux élites postcoloniales et la lutte contre l’interventionnisme américain après la chute de l’URSS.

Par ailleurs, en postulant un découplage total entre les causes (forcément, pour lui, sociales et politiques) de la mobilisation dans le cadre des références islamiques et la variété des expressions politiques elles-mêmes, il rend compte d’un spectre politique complexe, non homogène, non cohérent (dans le sens où les acteurs peuvent poursuivre des objectifs différents, voire antagonistes), qui va d’une catégorie prête à prendre le pouvoir dans un cadre démocratique en dépoussiérant la notion de shoura à celle qui pratique la violence sur la base du takfir.

C’est ce postulat du découplage entre vocabulaire politique fondateur d’une part et mode d’action d’autre part qui lui permet ensuite d’aborder la violence des groupes terroristes comme le résultat d’une situation politique précise (par exemple l’invasion de l’Irak puis la décomposition de son tissu social) plutôt que par caractère intrinsèque de l’islam.

Cette approche, pour discutable qu’elle soit, donne des résultats loin d’être négligeables.

Dans un paysage académique et médiatique français qui appréhende l’islam politique de façon négative, François Burgat donne le cadre théorique et les sources primaires.

Elles lui permettent de découvrir précocement ceux qui constitueront la direction politique du mouvement tunisien Ennahdha, de comprendre que les égorgeurs algériens de la décennie noire ne sont pas nécessairement barbus (tout comme les islamistes ne sont pas tous en faveur de la violence), de mettre en lumière des migrations politiques au Moyen-Orient depuis le marxisme ou le nationalisme vers l’islam politique et d’anticiper les conséquences funestes d’alliances diplomatiques favorisant les dictatures corrompues.

Enfin, dernier point qui nous semble caractéristique des recherches de Burgat, la mise en responsabilité de l’Occident, que ce soit par son interventionnisme, son hégémonie culturelle ou son histoire coloniale.

La conclusion de son dernier ouvrage (qui reprend en fait une tribune de 2005 publiée par le quotidien Libération) le souligne sans ambages avec pour « solution », tout simplement « le partage » des richesses, de la Palestine, des points de vue et tout à l’avenant.

Le lecteur ne peut qu’être gêné par la phrase finale de l’ouvrage qui sonne à la fois comme un chantage et une excuse de la barbarie : « Le partage, donc, ou la terreur. »

Nous ne pouvons que rapprocher ces propos du thème de la « fabrique des terroristes », cher à l’auteur, comme s’il existait un processus et des coupables objectifs au phénomène du terrorisme.

Ce point est caractéristique d’une pensée qui plonge ses représentations et sa subjectivité dans l’idéologie du tiers-mondisme c’est-à-dire non seulement une certaine bienveillance pour les peuples et cultures du tiers-monde mais aussi la conviction que leur malheur contemporain découle en très grande partie de l’action de l’Occident.

A l’heure où le monde est résolument multipolaire, où le leader américain n’est plus omnipotent, et où les interactions entre les états, les organisations internationales, les partis politiques et les acteurs mènent à des équilibres infiniment plus complexes que le clivage dominant/dominé, il n’est tout simplement plus possible de réduire la politique internationale à l’hégémonie de l’Occident sur le tiers-monde.

C’est d’autant plus vrai quand on garde à l’esprit que la Chine est la deuxième économie mondiale, la Corée du Sud l’un des pays les plus avancés technologiquement et l’Indonésie, plus grand pays musulman, un modèle de développement où les signes de la colonisation néerlandaise y sont tout simplement invisibles.

Bref, la critique globale du tiers-mondisme n’est plus à refaire tant elle est inopérante mais c’est une idéologie qui, par son côté bienveillant et empathique, est généralement bien reçue par un certain public tandis qu’elle influence encore toute une frange de la recherche académique.

Pour ce qui concerne l’étude de l’islam politique, l’approche tiers-mondiste qui se garde, à raison, d’essentialiser l’islam en tant que religion produit des travers sans doute plus nocifs encore. Ainsi, chez Burgat, la surdétermination du rôle politique de l’Occident et de la colonisation relègue l’acteur politique arabe a un être qui s’exprime en réaction à l’environnement qu’il ne domine pas car imposé par les puissants.

Tout en lui reconnaissant le mérite d’avoir produit un discours « endogène », Burgat le lui retire immédiatement en avançant que ce même discours demeure symbolique car déconnecté d’un « agir » uniquement déterminé par des variables politiques et sociales sans liens avec la religion.

L’acteur politique arabo-musulman est en fait totalement infantilisé par le chef de file du courant tiers-mondiste, à savoir Burgat.

Deux points de son discours nous semblent incarner particulièrement l’infantilisation de l’acteur politique arabe et/ou musulman.

Le premier concerne sa vision du monde arabe qui est aussi réductrice que ses voyages ont y été variés comme il l’illustre bien dans son ouvrage.

Ainsi, n’importe quel connaisseur de la région sait que les catégories politiques et sociales locales sont infiniment plus complexes que la représentation caricaturale faite par Burgat : une élite occidentalisée et sécularisée, suspecte d’inauthenticité d’une part, et une base fidèle à la tradition arabe et musulmane d’autre part.

Dans le monde arabe, il y a pourtant depuis fort longtemps une pensée et des catégories politiques capables de différencier les valeurs de l’humanisme de celles de l’occident sans pour autant se renier culturellement.

En minimisant le poids et l’existence d’une « troisième voie », ni islamiste, ni acculturée, Burgat passe à la trappe tout un spectre politique comme si l’islamisme était la seule voie légitime.

De plus, en attribuant la construction du « parler » musulman en politique à l’actif historique des Frères Musulmans, Burgat fait passer une pensée totalement subjective et située pour une réappropriation culturelle objective s’opérant du Maroc à l’Indonésie.

Il y a bien évidemment une forme de modernité qui est portée par Hassan Al Banna, le fondateur de la confrérie. Elle reversa en son temps les logiques d’autorité dans la production du discours religieux puis politique.

Pour autant, l’idéologie des ikhwan est et demeure un discours subjectif qui n’a rien à voir avec l’histoire religieuse des douars algériens ou des zaouïa tunisiennes.

ikhwan

Ikhwan est un mot arabe qui signifie « Frères ». C’est Ibn Seoud qui la fonde en 1912. Il s’appuie sur cette confrérie, composée de bédouins, pour créer l’Arabie saoudite.

Cet islam politique n’est donc pas moins exogène que le supposé tropisme pro-occidental des dirigeants arabes. Une étude plus approfondie (qui irait plus loin que notre présent propos) nous montrerait même que plus qu’une culture importée, le discours de l’islam politique est une reconstruction a posteriori d’une histoire fantasmée que Mohamed Arkoun appelait la mytho-histoire. L’islam politique, au Maghreb ou ailleurs, n’est pas l’islam traditionnel.

Le second point est le caractère franchement victimaire de son discours en direction du monde musulman. A plusieurs reprises, Burgat parle de « fabrique » des terroristes.

Le terme est évidemment profondément choquant puisqu’il s’agit de dire, fut-ce métaphoriquement, qu’il y a des raisons déterminantes et objectives qui conduisent au terrorisme. Ces raisons, pour l’essentiel incomberaient à l’Occident en raison de son histoire coloniale, de son islamophobie, de ses guerres ou de la discrimination frappant ses minorités.

Là encore, c’est une antienne du discours tiers-mondiste qui n’explique rien des phénomènes politiques dans le monde arabe qui obéissent essentiellement à des paramètres endogènes.

Pourquoi la Tunisie qui ne fait pas de guerre et qui ne colonise pas est-elle touchée par le terrorisme? Et pourquoi la Russie, revenue à ses ambitions impérialistes, notamment en rasant Alep en Syrie, n’est pas touchée ?

 

Ce discours d’accusation de l’Occident n’explique pas mieux les radicalisations en Europe qui ne concernent finalement « que » 1000, 2000 ou 5000 individus et non 10 millions de musulmans d’Européens.

En revanche, il jette les projecteurs sur l’ensemble d’une population avec le risque de justifier, avec les mêmes arguments, une politique sécuritaire pour éviter justement que ces 10 millions d’individus ne sombrent, fatigués qu’ils seraient de l’islamophobie.

La sphère arabo-musulmane est évidemment en interaction de diverses manières avec l’occident. Les relations d’influence existent mais elles sont bidirectionnelles et n’empêchent pas aussi les individus de se déterminer par eux-mêmes, sur la base de leur objectifs propres, de leur système d’action et de leurs choix stratégiques.

En particulier, l’acteur politique arabe et/ou musulman n’est pas un enfant politique : il peut décider par et pour lui-même sans agir en réaction ni en victime éternelle des drames de l’histoires.

Il peut aussi poser un regard critique sur sa propre histoire, son idéologie ou ses choix, bref il est potentiellement capable de modifier la norme.

Cela s’illustre par la pluralité des discours réformistes musulmans en présence aujourd’hui. Ils déconstruisent simultanément l’islam politique et le poids de l’influence wahhabite tout en réhabilitant l’humanisme islamique. Un phénomène largement observable sur le terrain européen aujourd’hui.

Yassine Ayari

 

Raconter, analyser, avancer.

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