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Joan W.Scott: « La séduction a été encensée comme un trait de l’identité française »

La « liberté d’importuner » pour sauver la « liberté sexuelle ». Dans une tribune parue dans Le Monde, cette semaine, Catherine Millet et 99 autres femmes, se désolidarisent des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc.

Joan W.Scott, professeure à l’Institute for Advanced Study de Princeton (Etats-Unis) revient sur tout ce que cette tribune ne dit pas explicitement. Interview exclusive pour MeltingBook. 


Nadia Henni-Moulaï : Après le mouvement #BalanceTonPorc et #Metoo, il semble que nous soyons entrés dans le #PostWeinstein. Comment interprétez-vous la tribune dans laquelle Catherine Deneuve, notamment, appelle à la « liberté d’importuner”, parue dans Le Monde, le 9 janvier 2018?

Joan W. Scott : Je pense que c’est très intéressant de lire la tribune de Catherine Millet et Catherine Deneuve mais aussi les autres comme celle d’Olivier Roy, publiée dans Le Monde, le 9 janvier.


Roy relève que- contrairement à d’autres séquences comme les événements de Cologne en 2016- quand des hommes musulmans étaient au centre de l’attention, ces femmes n’ont rien dit. Or, maintenant ce sont les « hommes occidentaux » qui voient leur comportement être condamné, cela fait réagir.


La défense « d’une liberté d’importuner » renvoie à la défense de la séduction vue comme un aspect de l’identité française. Tout cela est lié à la fabrication de cette caricature de l’Islam, comme une religion sexuellement répressive.


Dans Galanterie Française (2006), par exemple, Claude Habib déclare que « la différence entre les Français et les musulmans réside dans la différence entre la liberté sexuelle et la répression ».


‘Etonnamment,  la tribune des 100 femmes passe totalement sous silence ce qui était au cœur de #MeToo et  #BalanceTonPorc. Ces mouvements partaient des conditions de travail des femmes.

Donc, ce n’est pas autour du sexe, pas non plus autour des relations sociales entre les femmes et les hommes qui se rencontreraient à une fête. Cela concernant le harcèlement au travail’.

Comme ces mouvements l’ont bien illustré, le travail des femmes dépend souvent de leur réceptivité aux avances de leurs patron ou plus globalement à tous les hommes puissants qui pourraient faire avancer leur carrière.


Joan W. Scott, le 17 janvier 2017, lors d’une discussion MeltingBook à Paris



Elles ont accepté cette humiliation contre un poste. Elles ont bien saisi que en faire état publiquement provoquerait leur bannissement du monde du travail, que ce soit dans les professions libérales, les médias, dans le monde du cinéma, à l’université…


N.H-M : Mais, les auteures plaident pour la distinction en quelques sortes de « la drague maladroite » et le viol…

J.W-S : Si la « drague »- qu’elle soit « maladroite » ou non- n’est peut- être pas aussi violente qu’un viol, quand cela se passe au travail ou dans toute relation hiérarchique, on ne peut pas s’en débarrasser aussi facilement qu’un frotteur dans le métro.


Tous les actes des hommes puissants convergent pour préserver ce que Pierre Bourdieu appelait « la domination masculine ». Ces mouvements nés sur les réseaux sociaux sont des défis lancés à la puissance des hommes.


Sans être motivé par la morale victorienne, la pruderie ou la haine des hommes, ils tentent de répondre aux inégalités qui persistent dans les démocraties occidentales, malgré plus d’un siècle d’activisme féministe.


N.H.M : Cette réponse d’une partie de personnalités françaises, compte tenu de l’Histoire française, patrie du libertinage, vous étonne-t-elle ?

J.W-S : Je ne suis pas du tout surprise. J’ai écrit un essai, « La séduction : une théorie française » (De l’utilité du genre, Fayard, 2011). J’y parle de la façon dont la séduction a été encensé comme un trait d’identité français par des écrivains comme Habib.

A l’époque de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, j’avais écrit un article à ce sujet qui a été beaucoup critiqué par Habib, Irène Thèry et d’autres. Elles ont  insisté sur ce féminisme français (au singulier) qui n’a pas tout été gêné par le « baiser volé » et « le consentement amoureux ».


« Je me demande si (…) ce n’est pas ce qui lui est arrivé de mieux »,Sophie de Menthon, signataire de la tribune du Monde, à propos de Nafissatou Diallo


Beaucoup de Françaises, qui se considèrent comme féministes, disent en même temps qu’elles ne se reconnaissent pas dans les idées d’Habib, Thèry ou les autres. Déclarer qu’il y a « une singularité française » en matière de féminisme a été une erreur.


Donc, concernant Deneuve et ses amies, c’est pareil. Défendre la séduction à la française comme une caractéristique de l’identité nationale est la preuve manifeste que leurs voix sont minoritaires parmi les femmes et certainement les féministes.


N.H-M : Votre ouvrage sorti en France à l’automne a un incroyable écho avec ce mouvement mondial Weinstein. Pourtant, il est consacré au voile. Voile ou pas, quels sont les ressorts français du sexisme ? 

J.W-S : Comme je le disais précédemment, cette défense de Deneuve de « la liberté sexuelle » renvoie de toute évidence à ce contraste explicite avec les musulmans, qui sont dépeints comme « anormalement » répressif au plan sexuel.


‘C’est une caricature. Il y a, évidemment, toute une palette d’expériences et de pratiques sexuelles dans les populations musulmanes, arabes et africaines en France. Tout cela est très complexe. Dans son  livre Sexagon (2017)-qui j’espère sera traduit- Mehammed Mack* l’explique clairement’.


Paru en 2005, La politique du voile est paru à l'automne dernier, aux éditions Amsterdam.
Paru en 2005, La politique du voile est paru à l’automne dernier, aux éditions Amsterdam.

De mon côté, dans le dernier chapitre de «  La politique du voile » (Editions Amsterdam, 2017), j’aborde la question des ressorts psychologiques de ce genre de contraste. J’en parle aussi dans un article paru sur le site OrientXXI.


Un contraste entre deux supposés : la liberté sexuelle à la française et la répression sexuelle des musulmans.

Cette caricature permet de masquer la vraie question, à savoir les inégalités de genre persistantes dans la société française, que les mouvements récents essaient de révéler.

N.H-M : Parleriez-vous d’une fracture générationnelle entre les anciennes et les « nouvelles » féministes ?

J.W-S : Je ne pense pas du tout qu’il s’agisse de fracture générationnelle. Regardons les travaux de Christine Delphy; Geneviève Fraisse; Geneviève Sellier; Claude Servan-Schreiber, Françoise Gaspard et Anne Le Gall (dont le livre, Liberté, Egalité, Parité, était à l’origine de la loi pour la parité).

La liste est longue.

C’est une erreur de penser ce débat en termes générationnels. Cela a plutôt à voir avec, ce que j’appelle « l’aristocratie républicaine »- qui renvoie d’ailleurs avec une forme de nationalisme- qui pousse ses pions contre les progressistes, plus ouverts dans la conception de l’égalité, et, donc de la sexualité.

N.H-M : Suite à cette tribune de Deneuve, l’impression qu’un certains nombres de contradictions liés au sexisme, à la relation au libertinage, à la liberté sexuelle, éclatent. Qu’en pensez-vous?

J.W-S : Je pense que la tribune de Catherine Deneuve est profondément « hétérosexiste » dans son orientation. Elle renvoie aux formes normatives de l’hétérosexualité et ce n’est pas pour rien.


Dans le sillage de ce contraste avec l’image des musulmans, les commentateurs français ont mis l’accent sur la différence « naturelle » entre les sexes, insisté sur cette différence liée à l’hétérosexualité, pas uniquement dans le mariage.

Plutôt comme la forme la plus complémentaire- et donc la plus asymétrique aussi- pour les deux sexes.

N.H-M : Finalement, si ces mouvements avaient été lancés par des femmes racisées, auraient-ils pris cette ampleur?

J.W-S : Je pense que vous avez raison. C’est beaucoup plus facile d’attirer l’attention sur les femmes maltraitées que de parler de la question raciale et même de classe, j’ajouterai.

Aux Etats-Unis, ce n’est qu’après un très long article dans le NY Times que l’opinion s’est intéressée au sort réservé aux ouvrières pauvres et racisées des usines automobiles Ford de Détroit.

Ce n’est qu’à ce moment-là que les femmes blanches qui protestaient ont commencé à inclure les questions de classe et de race dans leurs revendications.

Mais comme Shanita Hubbard l’affirmait dans le New York Times, les questions du sexisme et du racisme sont liée et compliqué.

Par exemple,  afficher l’hyper-masculinité des hommes noirs peut être une façon de prouver la puissance d’hommes qui en manquent, à cause de la discrimination.

*Sexagon: Muslims, France, and the Sexualization of National Culture, was released from Fordham University Press in January 2017.

Entrepreneur des médias, Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB.

Comments (1)

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    Poupougne

    Un terme comme séduction à la française suggère qu’aujourd’hui est potentiellement aussi comme le passé.
    C’est peut etre le meme logiciel que les bourgeoises d’avant.
    Les courtisanes et favorites qui étaient choisies mais qui dans un meme temps prétendaient elles meme. Du cinéma pour ainsi dire.
    Etre choisie fait gagner quelque chose. En vérité absolument rien.
    C’est juste le fait d’etre choisie qui fait gagner quelque chose.

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