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La mystique comme facteur dynamique de la pensée de Malek Bennabi

Bennabi est à la mode depuis le début de ce siècle et de ce millénaire, ou du moins ses idées sont de plus en plus reprises. Le penseur n’était pas prophète en son pays et ses écrits ont connu une meilleure audience en orient. On peut aussi regretter que son influence soit encore limitée dans le monde francophone alors même que son œuvre était au départ destinée aux lecteurs de langue française.

Aujourd’hui, ceux qui se revendiquent de Bennabi présente rarement sa pensée dans toute sa profondeur.

Il arrive souvent que celle-ci soit caricaturée voire même déformée. En effet, on peut être dans l’incapacité de replacer la pensée de l’auteur dans son contexte. Souvent on ne retient de Malek Bennabi que le penseur de la décolonisation, ce qu’il était effectivement, mais le restreindre à cette dimension équivaut à trahir sa pensée.

Bennabi était tout à la fois un intellectuel (par son engagement) et un penseur, un essayiste et un militant anti-colonialiste, un réformiste et un humaniste. Son sacerdoce a été de faire sortir le musulman post-almohadien de son long sommeil et pour cela il a puisé sa réflexion aussi bien dans l’héritage arabo-musulman que dans les sciences humaines nées de la Renaissance et des Lumières.

Il s’est frotté autant à K.Marx qu’à A.Smith, a délaissé Freud pour Jung, puisé aussi bien chez Ibn Khaldoun que Toynbee, s’est ressourcé spirituellement auprès d’Ibn Badis mais également dans la philosophie de la non-violence de Gandhi. Pour porter sa croix, celle d’être la plume et la conscience du musulman et du colonisé maltraité, Bennabi s’est en premier lieu nourri du coran et du message universel de l’islam. Voilà une dimension du penseur que l’on oublie trop souvent et qui est pourtant une des caractéristiques de sa personnalité et de son combat.

C’est ainsi qu’il dénoncera avec la force du verbe la barbarie colonialiste sans pour autant sombrer dans une haine destructrice. Bien au contraire toute sa vie sera faite d’empathie.

On peut lire par exemple dans un petit opus portant le titre «SOS…Algérie» le passage suivant:

 

Un anticolonialiste humaniste

 

« Le fauve de Guy Mollet (le para, le gendarme, le légionnaire, le milicien) a «civilisé» son métier: il est plus raffiné que l’hyène, le lion ou le tigre. Il a civilisé le métier et en a fait un art. Il est artiste à sa manière : il sait extraire de la chair humaine toute la douleur qu’elle peut contenir. »

« Ainsi, comme le sculpteur taille dans le marbre ou dans le bronze, pour fixer une idée, c’est dans la chaire humaine que lui- le pacificateur, le civilisé, le fauve de Guy Mollet- taille et fixe son idée. » (1)

 

Nous sommes en pleine guerre d’Algérie et Bennabi veut frapper les consciences et en appelle à l’ONU pour protéger le peuple algérien. Plus loin dans cet opus il écrit : « La fureur de la brute fait oublier le calcul du monstre. On voit l’uniforme du soldat qui tue, l’appareil militaire qui écrase. On oublie le monstre qui, d’un bureau ministériel, téléguide le génocide. » (2)

Une quinzaine d’années plus tôt Bennabi se trouvait à Dreux alors que la France vit une véritable débâcle devant l’avancée des forces allemandes. Dans ces circonstances l’esprit de vengeance et la jouissance de voir son bourreau écrasé gagneraient tout esprit normalement constitué. Il en est autrement de notre penseur qui connaît trop bien la misère du monde pour se réjouir du malheur de ses semblables.

Dans ses mémoires il relate cet épisode où se mêlent dans son esprit étonnement, incompréhension voire une forme de honte puis en définitive, après une sorte d’introspection, empathie et réconciliation avec lui-même dans ce qui constitue la substance essentielle de son islamité.

 

« Mais cet homme était musulman et je compris dans ces circonstances tragiques ce que cela signifie. Moi-même je croirais difficilement quelqu’un qui me dirait qu’il a pleuré sincèrement à l’enterrement de son bourreau. Et pourtant, j’ai pleuré devant le spectacle de l’exode, quand des millions de réfugiés de Hollande, de Belgique et du Nord de la France défilèrent devant ma fenêtre depuis la mi-mai jusqu’à la mi-juin 1940. Le flot de cette misère errante était sans doute assez poignante pour arracher des larmes.

Mais j’ai pleuré même le 16 juin, quand les Allemands firent leur rentrée dans la ville morte de Dreux où il n’était resté que des déshérités comme moi sans argent, sans auto, sans amis, donc incapables de prendre la route. Je dois dire que ce jour-là mes larmes m’étonnèrent moi-même. Je m’en voulus presque un instant durant lequel ma conscience demeura assez troublée.

Puis, comme un jet de lumière, une pensée apaisante traversa mon esprit : Dieu ne frappe pas pour nous donner l’occasion de « savourer » une vengeance, mais pour méditer une leçon et nous améliorer nous-même. Je compris que la leçon m’avait ému, que l’écroulement en quelque jours d’un pays puissant est un sujet de méditation et de recueillement. » (3)

C’est ensuite dans un élan mystique qu’il invoque Dieu de ne pas les accabler alors même que les représentants de ce peuple sont responsables de son malheur et des siens.

« Mon Dieu ! Il t’a plu de nous apprendre à supporter nos souffrances…Mais les Français qui n’y sont pas habitués ne pourront les supporter. Epargne-les ! » (4)

Comment ne pas établir un parallèle avec l’attitude du prophète lors de la prise de la Mecque ou encore avec cette prière adressée aux idolâtres et aux pêcheurs ; « Oh Dieu pardonne leur ils ne savent pas. »

 

Malek Bennabi et l’Inde

 

Cette caractéristique de la personnalité de Malek Bennabi est malheureusement trop peu évoquée. Or, cette dimension mystique parcourt autant son œuvre qu’elle habite son esprit. Cette mystique a aussi la particularité d’être universelle voire œcuménique car Bennabi s’est certes abreuvé de mystique musulmane mais n’a pas ignoré les voies d’autres traditions pouvant soulager l’humanité de son fardeau et lui apporter la paix.

C’est au cours de son adolescence, alors qu’il était maderséen à Constantine, que l’un de ses professeurs lui fit découvrir la mystique hindoue à travers des articles d’une revue.

« Et c’est dans un numéro de cette revue que je découvris, à l’époque, Rabindranath Tagore. Cette littérature exotique fit une forte impression sur moi. » (5)

Ces premières lectures lui ouvrent de nouvelles perspectives et lui permettent de poser la question de la colonisation et du devenir de l’Humanité bien au-delà de la seule problématique arabo-musulmane.

« Je ne me rappelle plus quelle fut exactement cette première lecture de Tagore. Mais elle m’avait désafricanisé en quelque sorte. » (6)

Dans un article où il rend hommage à Romain Rolland il écrira : « à ces mots, des noms illustres viennent spontanément sur les lèvres. Bien sûr, Gandhi, Tagore. Et si l’on a pris soin de s’informer davantage : Vivekananda, peut être son maître Ramakrishna. » (7)

Malek Bennabi s’est intéressé à de nombreuses traditions mystiques (musulmane, chrétienne hindoue, jainiste…) et plus particulièrement à la mystique musulmane et hindoue à travers deux personnalités qui l’ont particulièrement marquées ; Ben Badis et Gandhi.

C’est dans son ouvrage l’afro-asiatisme qu’il théorise la fonction pacificatrice de la culture hindoue et musulmane. La résistance par la non-violence sera ainsi érigée comme principale force au service des dominés et la transcendance en sera son énergie inépuisable.

Influencé par la non-violence du Mahatma Gandhi

« Ce n’est pas en vain que Gandhi avait fait pendant un demi-siècle ses prières et ses jeûnes à la face du monde. Ce drame a été le spectacle le plus émouvant et le plus édifiant du XXe siècle. Il a incontestablement nourri, son psychisme, sa spiritualité, sa conscience. Les épisodes pathétiques de la gesta du Mahatma, jusqu’à l’épisode tragique de sa mort, constituent en fait le déroulement de l’histoire de la conscience contemporaine sur son propre écran ; le déroulement de l’épopée de la non-violence ». (8)

En cette fin de première partie du 20e siècle Bennabi voit en Gandhi un véritable Guide pour l’Humanité.

« C’est le moment à partir duquel l’humanité découvre la troisième voie de son statut en se déterminant elle-même volontairement, à suivre les traces de ses Guides et le cours même de l’histoire. Elle a, désormais, la politique de son salut ou du moins, elle a hautement conscience qu’il lui faut définir une telle politique. » (9)

La non-violence ne signifie aucunement renoncement et fatalisme mais résistance résolue qui se refuse d’user des armes de l’oppresseur. Cette résistance qui se veut aussi une révolution ne peut perdurer qu’à la condition de la marier au sacré, donc à l’invisible.

« Toute révolution implique une philosophie révolutionnaire : celle de Gandhi n’est pas sous-tendue par la volonté de puissance mais par le problème de la souffrance. » (10)

« Cette voix, si faible, a montré sa puissance invincible en armant 400 millions d’êtres humains de patience et de douceur. » (11)

La mystique de Ben Badis

Si Bennabi a admiré Gandhi il n’eut qu’une seule occasion de le voir, ce fut lors d’une conférence à Paris en 1932. Il a par contre côtoyé Ben Badis régulièrement, notamment lorsqu’il était à la Madersa de Constantine. Bennabi avait une grande admiration pour le réformateur qui, malgré une certaine inexpérience politique, a permis au peuple algérien de relever la tête.

« Dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives de celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive, la figure de Ben Badis garde toujours un trait mystique. » (12)

Chez notre penseur la mystique était entendue comme « l’idéal le plus élevé sur le plan spirituel comme sur le plan temporel ». Il s’agit d’une « âme qui ose franchir les limites de l’impossible dans ses entreprises : irrationnellement. C’est cela une mystique authentique ». C’est en ce sens qu’il compare Ben Badis à Hassan al Basri ou Sofyan al Thawri.

La grandeur de l’homme se révèle d’autant plus que celui-ci est confronté à un environnement en total dépérissement et qu’armé de sa foi et de sa détermination il parcourt le territoire pour éveiller les consciences : « Il est tragique de naître et de méditer parmi les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire ». Son cri et appel raisonnent encore dans les esprits et ont marqué l’histoire d’un pays renaissant : « L’Algérie est musulmane et elle fait partie du monde arabe. »

Pour Bennabi Ben Badis est l’exemple même de l’authentique réformateur qui « a régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarnée non pas au-dessus de la mêlée mais au sein d’un combat. »

La mystique est une caractéristique de la personnalité de notre penseur, elle tient également une place centrale dans sa théorie du cycle des civilisations et comme élément moteur de l’histoire.

Mystique et réformisme

L’idée religieuse imprimée dans les âmes des individus est le facteur premier de la naissance des civilisations, une tension où « l’individu se libère partiellement de la loi naturelle instinctive. Dans son ensemble, son existence sera soumise aux dispositions spirituelles que l’idée religieuse imprime dans son âme au point qu’il évolue, dans cette nouvelle condition selon la loi de l’âme. » (13)

Si les mouvements réformateurs ont échoué dans leur entreprise d’éveiller le monde musulman et de l’adapter à la modernité c’est en grande partie dû à l’incapacité des théologiens à poser le problème en termes de spiritualité et plus exactement de penser la mystique dans sa dialectique avec la vie sociale ; une mystique source d’efficacité.

« Transformer l’âme, c’est lui faire dépasser sa mesure ordinaire, et cette tâche-là n’est pas du domaine de la théologie mais de celui d’une mystique ou plus exactement d’une science qui n’a pas encore de nom, que l’on pourrait nommer ici le renouvellement de l’alliance. Dans un effet de renaissance, la mystique (qui a conduit à la mystification maraboutique) ne peut fournir la base nécessaire à l’action réformiste. La mystique ne vise en effet que la condition spirituelle de quelques âmes d’élite, tandis qu’il s’agit, pour une réforme, de masses auxquelles il faut apporter une impulsion intérieure, de masses avides d’un « sursum corda » pour vaincre leur propre inertie. » (14)

En ce cœur du 20e siècle, pour Malek Bennabi, l’humanité désormais mondialisé est confronté à deux périls qui pourraient lui faire perdre son âme ou même l’anéantir : le colonialisme et une apocalyptique déflagration nucléaire. Pour relever ce double défis seules les religions et plus généralement la transcendance peuvent encore sauver notre humanité. Comme Guénon il estime que seuls le monde musulman (africain et asiatique) et le subcontinent indien sont porteurs d’une transcendance encore vivante et capable de libérer l’Homme de ses tendances destructrices.

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Penseur humaniste algérien, Malek Bennabi reste méconnu du grand public. Un paradoxe tant son œuvre foisonnante fait écho à bon nombre de questions actuelles.

Bennabi, Fanon et la Révolution algérienne

C’est ainsi qu’il regarde avec un certain intérêt le mouvement de la négritude mais celui-ci ne semble pas être doté de cette force spirituelle capable de changer la destinée du monde.

C’est ainsi qu’il saluera l’engament humaniste d’Aimé Césaire et vantera le courage de Frantz Fanon, mais ce dernier ne pouvait incarner la Révolution algérienne, l’âme arabo-musulmane du peuple algérien lui étant étrangère.

« Une révolution doit impliquer ce double caractère : elle doit être une philosophie capable d’embrasser les plus subtiles réalités du feu révolutionnaire, et une musique capable de traduire les plus subtils frissonnements du sentiment révolutionnaire. Et, à ce double titre, le livre de Fanon, malgré toute sa valeur et malgré le génie de son auteur, ne pouvait traduire ni la philosophie de la Révolution algérienne, ni sa musique. »

 

Il manquera donc à Fanon cette dimension mystique gage de pérennité de l’effort révolutionnaire et civilisationnel.

« Fanon a voulu jouer de l’instrument de la Révolution algérienne. Mais faute de communion mystique avec l’auditoire et avec l’instrument, il n’a pas senti tout d’abord la fêlure de l’instrument lui-même dont il voulait jouer. » (15)

Plus loin, dans ses carnets, il se fera plus radicale. Toute sa vie durant il a dénoncé la politique de la facilité qui au lieu de s’imposer des devoirs pour retrouver la dynamique créative des premiers temps de l’islam se limitera à manifester pour réclamer des droits ; politique incarnée par Messali Hadj.

De même qu’il critiquera l’inconsistance idéologique de l’homme politique Farhat Abbas.

Il se démarquera aussi de Fanon qui théorisa le complexe du colonisé (même si Bennabi l’aborde aussi) produisant une attitude victimaire et préférera le concept de colonisabilité mettant en évidence le mal endogène des sociétés colonisées. Une démarche de responsabilisation dont devrait s’inspirer davantage les mouvements de lutte actuels.

« Toute notre vie publique repose sur une base d’inculture qui dénature et stérilise toutes nos entreprises. Avant la Révolution, notre nationalisme est né sur le sol de cette inculture et ne pouvait s’incarner qu’en Messali. La Révolution, née également sur le fond de cette inculture, ne pouvait avoir pour dirigeant que Farhat Abbas et pour théoricien que Frantz Fanon. » (16)

A l’approche de sa mort il gardera cette attitude profondément prophétique, libéré d’avoir accompli son destin, il attendra alors avec quiétude la rencontre avec son Seigneur.

« De plus en plus, cette année qui marque la 69e boucle de mon âge, je me surprends à éprouver comme un sentiment de soulagement. Je suis comme l’homme chargé d’un lourd fardeau pour lequel il remercie le Ciel de lui avoir permis de l’avoir porté aussi loin et aussi longtemps, mais qui attend tout de même le moment de le déposer. Ma vie a été très lourde à porter. Et près de ma soixante-dixième année, j’en entrevois la fin avec soulagement. » (17)

Il lui arriva parfois de dire « Dans 30 ans je reviendrai », effectivement les idées de Bennabi connaissent une seconde vie et leur actualité est manifeste. Il reste néanmoins à les assimiler et les faire vivre au sein d’un monde hautement plus complexe. De même qu’il ne faut pas oublier une de ses plus grandes leçons ; les civilisations naissent par une mystique (un souffle) et disparaissent par essoufflement.

Djilali Elabed, enseignant en sciences économiques et sociales

1 SOS Algérie

2 idem

3 Mémoires d’un témoin du siècle

4 idem

5 idem

6 idem

7 Romain Rolland et le message de l’Inde ; le jeune musulman ; 26 juin 1953

8 L’Afro-asiatisme

9 L’Afro-asiatisme

10 universalité de la non-violence ; la République algérienne, 18 décembre 1953

11 Hommage à l’apôtre de la non-violence ; le jeune musulman 30 janvier 1953

12 Ben Badis le mystique ; Révolution africaine 30 avril 1967

13 Les conditions de la renaissance

14 Vocation de l’islam

15 Mémoires d’un témoin du siècle

16 Mémoires d’un témoin du siècle

17 Mémoires d’un témoin du siècle

Raconter, analyser, avancer.

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