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« Michael Jackson voulait l’égalité, il n’a jamais eu une position nationaliste »

2019 sera une année Michael Jackson. Le 25 juin 2019 marquera la décennie de son décès. Après la National Portrait Gallery à Londres, l’exposition Michael Jackson On The Wall, arrive, à Paris, au Grand Palais le 23 novembre 2018. Isabelle Stegner-Petitjean, docteure ès Musicologie, spécialiste du King of Pop, revient sur l’héritage musical mais aussi culturel et humain, laissé par cet artiste transracial légendaire. Entretien exclusif.

 

Sarah Hamdi : Dans votre thèse, vous vous appuyez sur une citation de Michel Houellebecq : « Il n’était plus ni noir ni blanc, ni jeune ni vieux ; il n’était même plus, dans un sens ni homme ni femme. Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime ; ayant compris les catégories de l’humanité ordinaire, il s’était ingénié à les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et même pour la plus grande star – et en réalité, la première – de l’histoire du monde. » Qu’entendez-vous quand vous parlez de transversalité raciale chez Michael Jackson ?

Isabelle Stegner-Petitjean :  Avant même que ses aspects physique et physionomique ne changent – je pense au milieu des années 70 alors qu’il était encore avec cette coupe afro et cette apparence tout à fait afro-américaine- Michael Jackson parlait déjà de son ras-le-bol de voir la musique catégorisée comme étant des musiques noires ou des musiques blanches.

Isabelle Stegner-Petitjean

Michael Jackson disait déjà à cette époque : “moi je veux faire une musique avec un grand M et que les gens disent c’est Michael Jackson, c’est sa musique, je l’aime, point.”

D’un point de vue culturel américain, et donc de ce point de vue culturel très racialisé aux États-Unis, on part vraiment de là : sa musique est hybride, elle pioche dans des étiquettes qui sont vouées à des couleurs là-bas.

Ses aléas de santé et ses choix médicaux ont fait que son apparence a suivi et a complété cette idéologie qu’il véhiculait par sa musique, d’une manière encore plus évidente, et peut-être même, plus facile à saisir que l’analyse de ses chansons.

Donc, il a été parfois rejeté par les membres de sa communauté comme étant un traître parce qu’on ne comprenait pas son changement d’apparence.

Pour beaucoup d’Afro-Américains et pour l’industrie du disque : “un Noir qui vend de la pop music aux Blancs n’est plus un Noir”.

Il y a des positions comme ça qui sont très tranchées et finalement sans vouloir lui-même se classifier comme blanc, il a quelque part parfois été exclu et mis de côté par sa propre communauté.

Le fait justement de s’identifier à cette pop music et d’obtenir du succès dans ce courant dominant, qui est à dominante blanche, fait de lui un artiste associé à une étiquette blanche.

Donc, on se retrouve à la conjonction d’un tas de choses : l’ambition stylistique, l’apparence de l’être humain et finalement un idéal qu’il portait.

C’est un enfant des droits civiques. Il a grandi à l’époque où a été tué Martin Luther King, il a vécu dans le fond de sa banlieue de Gary, avec ses histoires et ses problèmes sociaux et a toujours eu envie d’une intégration, d’une égalité.

Il n’a jamais eu envie d’avoir une position nationaliste, de revanche, par rapport au Blanc, ni de rester non plus en dessous, il avait vraiment envie d’un partage équitable.

Pour tout cela, on peut imaginer une sorte de transversalité raciale pluri-formelle parce qu’il est passé malgré tout d’une identité noire au départ, d’une pop noire à Motown, à quelque chose de beaucoup plus hybride et international.

C’est là que le transfert s’opère mais je dirais que son ambition n’était pas d’opérer une transversalité. Selon moi, c’est un être qui est neutre, c’est une forme de neutralité.

Il propose vraiment une figure, une identité kaléidoscopique, dont chaque pan fait vraiment partie de sa personnalité. Mais, qu’à l’inverse de la majorité d’entre nous et de la plupart des artistes qui se collent un type d’étiquette, Michael Jackson accepte cette pluralité d’identité et la montre.

Cela permet de fédérer un public extrêmement différent et cela dérange aussi parce qu’on aime bien que les gens choisissent un camp. Mais, Michael Jackson ne choisit pas de camp, il propose simplement.

 

« Michael Jackson a voulu vraiment montrer que rien n’est impossible et que dans la vie il faut se battre et qu’il faut avoir la foi, à commencer par la foi en soi. »

 

S-H : Pour vous, l’héritage de Michael Jackson transcende la dimension musicale, il est même spirituel et philosophique…

I.S-P : On parle beaucoup d’héritage musical par rapport à son œuvre. Aujourd’hui, je pense que, de Michael Jackson, se dégagera dans quelques décennies un message plus philosophique, plus spirituel, parce que c’est quelqu’un qui a une vie particulière, qui s’est battu toute sa vie et qui ne s’est jamais plaint d’avoir à se battre. Ce qui a pu créer les malentendus qu’on connaît en pensant que ce sont des choix délibérés, des fantaisies.

Or, Michael Jackson a voulu vraiment montrer que rien n’est impossible et que dans la vie il faut se battre et qu’il faut avoir la foi, à commencer par la foi en soi.

Enfant, il a souffert énormément de moqueries, il a été harcelé, violenté. Pourtant, il s’en est sorti. Il a même eu encore plus de force et de volonté pour se battre.

Je pense qu’il y a beaucoup à apprendre encore de cette personne, parce que l’on méconnaît encore énormément le Michael Jackson du quotidien, celui qui travaille dans les studios avec ses musiciens.

Il dégageait vraiment un calme et un charisme que ses musiciens continuent aujourd’hui de raconter en expliquant à quel point, c’était un être singulier, apaisant et bienveillant.

On reste beaucoup sur les strass, les paillettes, les projecteurs et les lunettes aviator… Mais il y a vraiment une personnalité profonde, peut-être un peu naïve, et c’est ce qui lui a coûté tout ce que ça lui a coûté. Une personnalité profondément bonne je dirais, peut-être trop.

Je pense que cet aspect fera aussi école, car beaucoup se seraient arrêtés dans son cas, ou n’auraient peut-être jamais commencé. Il a eu cette force et forcément s’en dégagera pour beaucoup de gens, dans les années à venir, un moteur, un exemple de continuation, un peu spirituel au sens profane je dirai, un état d’esprit.

 

S.H : Comment Michael Jackson a t-il contribué à bouleverser l’industrie du disque aux États-Unis ?

 

I.S-P : Aux États-Unis, en terme d’industrie du disque, il a vraiment apporté un palier supplémentaire dans le décloisonnement coloriste, “racial” —mais c’est un terme qui aujourd’hui est parfois mis entre parenthèses, même si ce n’est pas le cas aux États-Unis- il a vraiment donné une dimension supplémentaire aux crossovers* qui avaient déjà pu être faits par des artistes avant lui. Je pense à Duke Ellington, par exemple.

L’industrie du disque aux Etats-Unis est extrêmement cloisonnée. Il y a vraiment des départements pour les musiques noires, pour les musiques blanches. Il y a des budgets qui sont très différents, des politiques de visibilité très différentes également.

Et Michael Jackson, par l’intérêt qu’il a su susciter, et toutes les propositions qu’il a su générer, n’a pas pu faire autrement que d’être accepté. Il a non seulement fait des crossovers qui consistaient à vendre très bien au public noir, ensuite au public blanc. Mais aussi parfois, il vendait directement au public blanc, et bien plus qu’aux Noirs.

Cela a été une très grande avancée pour ses successeurs. Il a vraiment collé à l’étiquette de la pop music, pluristylistique très fluide, très changeante, parce qu’il a su tout au long de sa carrière évoluer dans ses choix d’étiquettes, dans ses combinaisons musicales, pour aboutir à une musique qui n’ait plus vraiment de cloisonnements et de couleurs. Une musique que l’on ne puisse plus classer comme appartenant à un type totalement noir ou totalement blanc.

Contrairement à Motown qui avait vraiment voulu dans sa jeunesse une pop noire à destination du public blanc, Michael Jackson est allé vers une hybridité totale.

 

S.H : Michael Jackson semble être un artiste du décloisonnement. Il a réussi à parler à des publics très hétérogènes en dépassant la dichotomie musique noire/ musique blanche. Selon vous, quels atouts lui ont permis de fédérer mondialement ?

 

I.S-P : La richesse de sa musique, l’efficacité de sa musique, quelque chose qui accroche l’oreille, tout de suite. Michael Jackson propose un menu varié, dans un même album de Michael Jackson on ne retrouve pas toujours les mêmes étiquettes : on a vraiment des mondes différents.

L’artiste a également su attirer par la vidéo. Il a dépassé la dimension de support commercial de la vidéo. A l’époque où il a sorti Billie Jean ou Beat it, au début de MTV, la vidéo ne servaient vraiment que de support promotionnel.

Michael Jackson a fait le contraire puisque une vidéo comme celle de Thriller est sortie alors que l’album était déjà en tête des ventes et des vidéos avaient déjà été diffusées. Il a sorti le clip, dans ce qu’il appelle lui un court-métrage, comme une œuvre d’art, comme quelque chose de pensé, avec un scénario et des moyens cinématographiques.

On est sorti de ces clichés de publicité aussi. C’était un moyen d’attirer le public, de proposer des musiques qui puissent être passées en boîte de nuit et faire danser, et qui plaisent aux jeunes puisqu’elles ont un côté extrêmement énergique.

S-H: Il a innové sans renier son “patrimoine” musical pour autant…

La musique de Michael Jackson est toujours fraîche et d’actualité, et en même temps, elle ne tourne pas le dos à la tradition malgré tout.

Michael Jackson combine l’hétérogénéité de la pop internationale. Ce qui fait que l’on va se retrouver sur un même album avec des morceaux très rock, voire du heavy metal, des sons très africanisants, et tout à coup un rap, et sur le morceau suivant un extrait de Beethoven. Et en même temps, on retrouve son apparence extrêmement changeante et inclassable.

S-H: Au delà de l’artiste, c’est l’homme qui a fasciné, et qui fascine encore…

 

I.S-P : Sa personnalité entre en ligne de compte. C’est quelqu’un qui a pu être senti comme bienveillant. C’était un jeune homme pétillant. Son changement d’apparence aussi a montré que, dans la vie, rien n’est figé, rien n’est bloqué, que l’on peut constamment se renouveler, pour peu qu’on le veuille.

Et ça, je pense que c’est extrêmement moteur pour les gens, pour le public, qui a besoin de sortir du quotidien, besoin d’espoir et d’espérance.

Michael Jackson a incarné une figure sociale pour ne pas dire mythologique — parce que c’est ce qui a fini par arriver quand même- il est devenu une sorte de super-héros pour les enfants, de gendre idéal.

Au-delà de la musique, sa personnalité et tous ces éléments ont fait que les gens ont pu se retrouver en lui. Il y avait toujours un challenge, un suspense. À chaque fois qu’il allait proposer quelque chose, le public savait qu’il irait encore plus loin.

« Michael Jackson n’impose pas une école particulière : il a une forme d’ouverture d’esprit vers toutes les cultures »

 

S.H. : Peut-on parler de Michael Jackson comme d’un “artiste engagé”?

I.S-P : Oui, c’est un artiste engagé, mais qui n’a pas été décrit comme engagé et qui ne s’est pas décrit comme engagé. Il n’avait pas envie d’être devant les caméras et de faire des œuvres tout en étant filmé et médiatisé.

Il a fait extrêmement de choses pour les enfants dans les orphelinats, les hôpitaux, les œuvres caritatives. Il avait fondé, à un certain moment, une association.

Partout où il se déplaçait dans ses tournées il allait visiter les hôpitaux, apporter des médicaments, des jouets, etc. Il n’alertait pas la presse et par sa philosophie à lui, il ne s’en vantait pas.

Cela est un peu passé à la trappe… On a gardé le caisson à oxygène lors de l’inauguration du centre des grands brûlés. Il y a eu beaucoup de jeux de fait là-dessus, mais on ne garde qu’un côté de l’histoire et on oublie de dire ce qu’il faisait dans ce caisson et pourquoi.

Michael Jackson donnait l’intégralité de ses cachets, donc, 6 millions de dollars, à chacune de ses tournées. Il les reversait en intégralité (mais vraiment en intégralité) aux œuvres et il ne touchait pas un centime là-dessus : il ne l’a jamais médiatisé, personne n’en n’a jamais parlé.

C’est vrai que c’est un engagé avant l’heure mais un engagé de bonne foi. Il était très biblique par sa formation de Jéhovah et c’est quelqu’un qui était toujours très collé aux écritures en se référant parfois à des passages de la Bible.

S.H. : Michael Jackson se définissait comme “apolitique”. Était-ce vraiment le cas…

I.S-P : Michael Jackson se décrivait comme apolitique, mais je dirais qu’il est tout de même politique, malgré lui, parce que toute sa musique est politique, ses intentions musicales et stylistiques aussi. C’est même plus fort qu’un discours. S’il a fait très peu discours dans sa vie, il a été bien plus en profondeur que cela.

Il a été proche de ses voisins, des gens qu’il croisait dans la rue, comme dans des pays lointains, une aide pour le pauvre, les enfants d’Afrique ou d’ailleurs.

Aujourd’hui, les chiffres sont là pour en témoigner, mais il n’y avait pas de démarches commerciales ou de communication derrière cela.

S.H : L’exposition On the Wall qui lui est consacrée au Grand Palais pointe son apport dans l’art contemporain. En quoi Michael Jackson a t-il inspiré ce monde? 

I. S-P : Concernant l’art contemporain, je pense qu’il a inspiré puisque Michael Jackson laisse la porte ouverte à absolument toutes les possibilités d’interprétation, de dépassement et finalement est très inspirant dans tout type d’esthétique.

Michael Jackson n’impose pas une école particulière : il a une forme d’ouverture d’esprit vers toutes les cultures par sa propre imprégnation culturelle, mais également par ce qu’il a proposé en terme d’image artistique.

Michael Jackson peut intéresser de toute part étant donné que lui-même a été très loin dans son art. Il ne peut que donner envie aux artistes dans tous les domaines et y compris picturaux, de s’appuyer sur lui pour aller encore plus loin.

 

S.H : On parle de Michael Jackson comme d’une star populaire. À quel moment s’opère la bascule entre star populaire et star universelle ?

 

I. S-P : Star populaire, on est vraiment sur l’enfant star. Puis, on continue de parler de “star populaire”, mais qui n’est plus enfant, avec ses frères The Jackson 5, dès qu’ils quittent Motown.

Et, la méga star internationale, c’est vraiment à partir de Thriller, avec ses 140 Awards (ndlr : 67 Gold Awards, 58 Platinium Awards + 15 autres Awards), qui lui valent l’organisation d’une cérémonie, le 7 février 1984, au Musée d’Histoire Naturelle de New York, avec la présence du président de CBS, le fondateur du Guinness des Records et 1500 autres invités.

Avec Thriller, Michael Jackson ouvre la porte au court-métrage musical, une dimension plurielle de la chanson qui n’est plus juste quelque chose qu’on écoute, mais quelque chose que l’on voit, quelque chose, que l’on danse, quelque chose que l’on filme.

Je crois que c’est vraiment là, y compris en termes de chiffres de ventes et de visibilité internationale, que la différence se fait.

C’est à ce moment-là que l’on peut le qualifier d’artiste multimédia avant l’heure, car il a vraiment su exploiter tous les domaines de visibilité, y compris, la publicité puisqu’il a été utilisé en publicité avant même que cela devienne quelque chose d’assez courant ces 15 dernières années, surtout pour un artiste afro-américain. Michael Jackson était déjà à la préfiguration de tout ça : il était vraiment un label, un nom, une marque.

Propos recueillis par Sarah Hamdi

 

Mini-bio de l’interviewée :

Isabelle STEGNER-PETITJEAN a obtenu son doctorat en musicologie à l’Université de Paris IV–Paris Sorbonne avec mention très honorable en 2017, sur « Les dynamiques raciales dans la production de Michael Jackson (1979-2001) : aspects commerciaux, musicaux et visuels ». Elle est l’auteure de deux ouvrages : « Dangerous, de Mark Ryden à Michael Jackson. La culture pop au panthéon des Beaux-Arts » (éd. Fr. L’Harmattan, 2015 / éd. angl. Delatour, 2016) et « Michael Jackson, il était une Voix » (éd. fr. Delatour, 2017), mais également d’articles universitaires sur l’artiste. Elle donne également des conférences en France et aux Etats-Unis et sera prochainement au Grand Palais dans le cadre de l’exposition On the Wall (16 janvier 2019, 18h30, auditorium).

Rédactrice en chef de MeltingBook, formatrice éducation aux médias, digital & dangers du web

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