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Au festival d’Avignon, des créateurs cherchent à « décoloniser le regard »

Le collectif « Décoloniser les Arts » a proposé un débat public au Conservatoire du Grand Avignon, en partenariat avec la SACD, le 15 juillet 2017.

Cette rencontre, modérée par la metteuse et auteure Eva Doumbia et l’actrice Blandine Pélissier, a rassemblé des personnalités du spectacle vivant animées par la même volonté de décoloniser les institutions et les plateaux du théâtre français et francophone.

Parmi eux, Kettly Noel, Koffi Kwahulé, Gerty Dambury, Karima El Kharraze, Marine Bachelot Nguyen et Leila Cukierman. Récit des échanges.

«–J’aime les publics en mouvement plutôt que silencieux. » La chorégraphe haïtienne Kettly Noel revient sur la création de Tichèlbè (programmé dans le « focus Afrique » au Théâtre Benoit-XII) :

« –J’ai d’abord monté cette pièce dans les rues de Bamako, où le public commente tout : Eh, mais il l’a tapée, il lui a mal parlé ! C’est un public entier, organique, mais pas intellectuel comme le public français qui pointe les rapports de genre, la fragilité…

Avec beaucoup de silences. Et des fois ce silence nous inquiète, on se demande : est-ce qu’ils sont là ? En Afrique, le public aime car quelque chose le touche immédiatement. S’il n’aime pas, il te le dit immédiatement aussi… J’ai aussi joué dans un camp de Roms à Châteauvallon, et en Algérie… sans aucun silence. Il y avait un spectacle dans la salle et un spectacle sur la scène », conclut la chorégraphe.

Pour Koffi Kwahulé, « en Afrique, le théâtre est encore utile » :

« – Même si le spectateur n’est pas convié, il veut participer à cette cérémonie qui le concerne car la question débattue, c’est sa question à lui. Le public s’y constitue comme identité à vue et va donc imposer son spectacle. Cette identité en construction dure jusqu’à la fin du spectacle, et on comprend alors à qui on avait affaire », analyse l’auteur ivoirien, avant d’évoquer une représentation marquante de sa pièce Bintou [sur l’excision] à Djibouti :

« – Soudain j’ai eu l’impression que c’était essentiel, car l’excision existe dans les structures mentales, sans passer par des représentations métaphoriques ou biaisées. »

Entrée des racisé.e.s sur un plateau : nous serons VÉYATIF.VE.S !

Leila Cukierman rappelle des chiffres glaçants de la présence des racisés dans le théâtre français : 1% à la direction de Centre Dramatique National, 4% à la direction de Centre Chorégraphique National, 1% au sein des Comités d’experts et des Conseils d’administration.

Dans les institutions, on retrouve les racisés aux postes d’agent d’entretien et de sécurité.

On compte aussi 10% de racisés au plateau, ce qui comprend les tournées internationales comme le « focus Afrique » programmé cette année par Olivier Py.

Cette situation de « minoration quantitative » prolongerait une mentalité coloniale, fidèle au « principe d’une humanité supérieure », selon Cukierman.

« – Nous serons VÉYATIF.VE.S ! » : c’est l’appel en kreyol à la VIGILANCE, posté sur la page Facebook de la militante de longue date de « Décoloniser les Arts », Gerty Dambury.

La femme de théâtre guadeloupéenne y signale la récente tribune du Monde, signée par 29 directeurs de Centres Dramatiques Nationaux pour la parité et la « diversité » dans les équipes et sur les plateaux.

Des mots en attente d’actes, donc.

« – Le racisé n’est pas absolument inconnu : son corps s’habille automatiquement des oripeaux de notre histoire coloniale commune.

L’apprentissage du théâtre en France s’est toujours fait avec l’idée que le Noir n’est pas sur le plateau », rappelle Gerty Dambury.

Kettly Noel, qui a choisi la danseuse tunisienne Oumaïma Manaï pour interpréter son Tichèlbè, « ne voit pas le corps dans son rapport social ».

Kwahulé se positionne « dans un rapport à une énergie plutôt qu’à un corps », et évoque des représentations de Bintou où toute la distribution était blanche.

« – Hamlet, c’est juste une incarnation, on ne joue pas un Danois. » Or, même l’énergie est (pré)jugée et Koffi Kwahulé se souvient de son expérience des plateaux français :

« – Je me suis mis à faire du jeu masqué, à me former sur cette technique-là pour effacer mon visage ».

Si pour l’auteur « on devrait avoir n’importe quel interprète dans n’importe quel rôle, dramaturgie ou couleur signifiante », l’imaginaire racial autour de son corps blesse l’artiste en profondeur.

Comment déracialiser un corps noir au milieu de corps blancs ?

Deux tendances chez les créateurs, entre surinvestissement – souvent perçu comme un communautaurisme – et indifférence vis-à-vis de ces questions.

Le poids de la pédagogie

Dans tous les cas, une tendance est sûre : la pédagogie est devenue pesante.

Eva Doumbia interroge cette incommunicabilité des expériences :

« – La pédagogie me pèse, raconter à l’autre d’où je pars est aujourd’hui très contraignant… Comment faire en sorte que le plateau et la salle aient quelque chose en commun ? »

Et que dire des programmateurs qui méconnaissent les cultures d’Outre Mer, d’Asie, du Maghreb dont ils se satisfont d’une lecture « en dehors » et qui vous répondent :

« – Ce n’est pas pour mon public, ce n’est pas vraiment universel, cet endroit te concerne trop… » 

Comment décoloniser les regards ? C’est le fil rouge de cette rencontre.

Comment rendre une expérience universellement partagée ?

Pour Marine Bachelot Nguyen, l’affirmation décoloniale a créé des tensions dans l’espace théâtral. Des tensions liées au déni français sur la colonisation, aux mémoires silenciées comme au racisme d’État :

« – Plus les gestes sont politisés, plus la dramaturgie est suspecte ».

Leila Cukierman pointe quant à elle l’injonction à l’excellence faite aux racisés, « sans considérer leur art comme un processus : on est dans une société du résultat ».

Pour Koffi Kwahulé, il s’agit d’abord de « décoloniser le regard sur soi intériorisé… Il faut trahir l’attente, sans chercher à sauver les gens. Je suis colonisé donc je veux me sauver d’abord. »

Un homme intervient, dans la salle :

« – Je me sens mal à l’aise car ces gens [les racisés] ne vont pas au théâtre, je ne les vois pas dans les publics d’Avignon. »

Pourtant, rappelle Karima El Kharraze, on croise ces publics racisés dans les salles qui programment du stand up dans l’esprit du Jamel Comedy Club. Des espaces autorisés, pour eux.

La réponse d’Eva Doumbia annonce un chantier à venir :

« – Si ces gens ne sont pas là, c’est peut être qu’ils n’ont pas de désir de théâtre. Peut être faut-il inventer des formes qui les feront venir ? »

Célia Sadai

Raconter, analyser, avancer.

Comments (1)

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    Très belle initiative, mais cette démarche reste néanmoins assez difficile à réaliser. Il est toujours complexe de lutter contre les préjugés de certaines personnes.

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