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Malek Bennabi, le visionnaire mal aimé

Penseur humaniste algérien, Malek Bennabi reste méconnu du grand public. Un paradoxe tant son œuvre foisonnante fait écho à bon nombre de questions actuelles. Né en 1905 dans l’Algérie française, Bennabi produit une réflexion inédite, marquée par la domination coloniale française.

Promoteur de la renaissance de la civilisation musulmane, il conceptualise la « colonisabilité », cause endogène, selon lui de la colonisation.

« J’ai toujours été assez contradictoire : je pouvais dès cette époque me définir politiquement comme un révolutionnaire et psychologiquement comme un conservateur… »

Dans Mémoires d’un témoin du siècle[1], Malek Bennabi pose un regard distancé sur lui-même. Paradoxal aussi. Mais qui permet de saisir la complexité du personnage et de sa pensée.

bennabi-memoire

Mémoires d’un témoin du siècle de Malek Bennabi, paru en 1965

Non pas au sens où celle-ci serait inintelligible voire inaccessible mais plutôt au sens de l’effort de réflexion qu’elle requiert.

Auteur d’une œuvre aussi dense qu’avant-gardiste, celui qui n’a cessé de penser la renaissance de la civilisation islamique en s’appuyant sur les sciences sociales, est tombé aux oubliettes dans les cercles de réflexion, à l’exception d’une poignée d’intellectuels ou d’universitaires, adeptes (ou non) de ses thèses.

En France, peu de recherches universitaires lui ont été consacrées. Seuls trois étudiants se sont aventurés sur ce terrain comme le souligne Jamel El Hamri, enseignant et spécialiste du penseur, dans son ouvrage « Malek Bennabi, quand l’islam fait l’Histoire »[2]. Un paradoxe supplémentaire quand on connait la puissance de son legs.


Malek Bennabi par Jamel El Hamri, Sawt24

Malek Bennabi, que l’on adhère ou non à ses idées, est un penseur connu des initiés, inconnu des medias de masse, par exemple. Cette relégation intellectuelle, en dehors d’empêcher la diffusion de ses idées, assimile son travail à une forme de culture élitiste.

Un constat que Jamel El Hamri réfute. « Il n’est pas du tout dans l’élite » expliquant son ostracisation par « la raréfaction de sa pensée, presque oubliée ».

S’il est un homme d’idées, il a su se frotter au terrain. En 1938, à Marseille, comme le rappelle Jamel El Hamri, il prend la tête du Centre culturel du Congrès musulman algérien.

Face à lui, un public de travailleurs algériens à qui il prodigue à la fois des cours d’alphabétisation mais aussi de culture afin de les outiller.

Le centre sera l’objet d’une fermeture administrative. A cette époque, la Lica, Ligue internationale contre l’antisémitisme, ancêtre de la Licra, incite les « indigènes » à revendiquer leurs droits.

Une façon aussi de rallier à la cause de l’antisémitisme, une population elle-même déjà victime d’une forme d’oppression…

Dans les sphères occidentales ou même ses réseaux d’origine, à commencer par ceux de l’Algérie et du mouvement national, son œuvre quand elle n’est pas ignorée est méprisée.

Une réalité qui pose question tant la dimension visionnaire du personnage transcende sa production.

L’idée au service de l’action

Au-delà de la production littéraire, Malek Bennabi est surtout un homme de concepts. Des concepts qui ont marqué ses adeptes ou provoqué l’ire de ses opposants…Ecrivain en contexte colonial, Bennabi incarne la contradiction, écrire dans la langue du colon mais penser comme le colonisé.

C’est justement ce paradoxe qui l’amène doucement à mûrir le concept « révolutionnaire » et « conservateur » de « la colonisabilité ».

Si l’homme s’est débattu intellectuellement pour éviter de susciter le clivage par ses idées, ce concept a pourtant bien fait de lui une figure quasi-hérétique.

19612-les-conditions-de-la-renaissance-el-borhane-1Dans « Les conditions de la renaissance algérienne »[3], paru en 1949, Bennabi pose les jalons de sa pensée. Il y dévoile « pour la première fois le rôle de l’« idée religieuse » et forge le concept de « colonisabilité » suscitant un tollé dans le milieu nationaliste algérien »,  comme le souligne Jamel El Hamri.

Colonisabilité et rupture

Par cette thèse, Bennabi veut distinguer dans la condition de l’indigène, ce qui relève de la colonisation et ce qui n’en n’est pas.

« Certes, la part du colonialisme est écrasante (…), il écrase toute pensée, tout effort intellectuel, toute tentative de redressement moral ou économique, c’est-à-dire tout ce qui pourrait donner un ressort quelconque à la « vie indigène » », écrit-il dans Vocation de l’islam, paru en 1954.

Lui qui a expérimenté la colonisation est donc bien placé pour en parler. Pour autant, il discerne le rôle du colonisateur de celui du colonisé. « Il infériorise techniquement l’humanité livrée à sa loi»[4] », poursuit-il.

Or, pour Bennabi, le système colonial s’il impose un système, « n’affecte pas la valeur fondamentale de l’individu ; elle échappe à son pouvoir ».

situations-iiiLe parallèle avec Sartre et ses propos sur la liberté est irrésistible. « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande », écrit-il dans Situation III[5].

Colonisation de l’esprit

Bennabi pointe ainsi certains travers de l’individu colonisé jugé « inefficace, inerte jusque dans les domaines où la pression colonialiste ne peut être incriminée » et brandissant « la colonisation comme un mythe quand il n’est qu’un alibi ou un masque de colonisabilité ».

Clef de voute de la pensée bennabienne, la colonisabilité renvoie à l’ensemble des travers psychologiques et sociologiques d’une société engluée dans une forme de léthargie.

Ainsi ankylosé, le corps social n’est plus capable de maintenir les conditions d’une société vivante.

Ce concept, discuté et discutable, lui vaut l’inimitié d’une bonne frange des cercles franco-algériens.

Mohamed-Chérif Sahli, historien, militant pour l’indépendance de l’Algérie et ancien ambassadeur, dénonce « une notion fausse dans son principe et dangereuse dans ses conséquences ».

Pour autant, la colonisabilité mérite, à la lumière de l’état du monde arabe contemporain, bien plus qu’un revers de manche.

Car, loin de défendre la colonisation, il tente une approche globale pour en comprendre les raisons, à l’échelle de l’Histoire.

Comprendre Bennabi revient à comprendre comment les facteurs endogènes de la « décadence » n’ont pas provoqué mais facilité la colonisation. Le terrain favorable à la colonisation de l’Algérie ne s’est donc pas constitué en 1830 ?

« Non », répond El Hamri sans ambages. « Les Ottomans auraient pu empêcher l’invasion de l’Algérie par les Français. Ils ne l’ont pas fait. Le colon n’est pas arrivé sur un terrain vierge », poursuit-il.

La décadence de la civilisation islamique a commencé bien avant le 19e siècle.  En 1369, après la chute de l’empire almohade selon Bennabi. Elle marque le déclenchement de l’étape post-civilisée de la société islamique.

La renaissance de la civilisation musulmane…au forceps

Dans « Vocation de l’islam », Bennabi développe d’ailleurs toute une dialectique autour d’un autre concept majeur, « l’homme post-almohadien », par opposition à l’homme civilisé.

vocation-de-lislam

Vocation de l’islam, Al Bouraq, 1954

« L’ère de la décadence commençait avec l’homme post-almohadien »[6], écrit ainsi le penseur. Bennabi, sévère dans son analyse, le définit comme « la donnée essentielle de tous les problèmes du monde musulman depuis le déclin de sa civilisation » qu’il soit « pacha, faux « alem »[7], faux intellectuel +ou mendiant »[8].

S’affranchir de l’idée coloniale

Dans ses mémoires, Bennabi, à propos de la défaite de la France en 1940, s’interroge sur le sens des épreuves. Pour lui, « Dieu ne frappe pas pour nous donner l’occasion de « savourer » une vengeance mais pour méditer une leçon et nous améliorer nous-même ».

Ce constat pourrait s’appliquer aux ressorts même au concept de colonisabilité. Finalement, Bennabi s’il ne nie pas les facteurs exogènes de la colonisation, il en pointe les facteurs endogènes.

A l’inverse d’Albert Memmi, pour qui « la « colonisabilité » est l’effet de la colonisation »[9], Malek Bennabi interroge l’homme post-almohadien de l’intérieur pour mieux comprendre ses prédispositions à la colonisation.

memmiPortrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Albert Memmi, 1957

A l’avant-garde de l’Histoire

Un rejet qui illustre pour ces disciples le caractère visionnaire du penseur, celui dont la pensée arrive trop tôt donc souvent incomprise.

Dans le cas de Bennabi, le contexte particulièrement sensible de la colonisation, mêlant l’urgence de la lutte aux blessures de l’étouffement identitaire, a rendu son discours inaudible.

En 1945, il y a eu le massacre de Sétif et Guelma, point de départ de la guerre d’Algérie, selon l’historien Mohammed Harbi.

setifManifestation pacifique de Sétif, 8 mai 1945

Le massacre traumatise le mouvement national lui donnant un caractère irréversible. La « colonisabilité » de Malek Bennabi serait-elle arrivée trop tôt ?

A la lumière du fait colonial, certainement. Le temps ayant horreur de ce qui se fait sans lui, on aurait pu penser que les années permettraient l’exhumation de sa pensée.

Plus de soixante ans après les premiers mouvements de décolonisation, est-il possible de penser Bennabi « à froid » ? Aussi évidente soit elle-non- la réponse déroute.

Les résidus de la plaie coloniale

D’autant que la résurrection des idées de Bennabi aurait pu s’opérer à travers les générations descendantes de parents colonisés, nées en France, par exemple. Malek Bennabi ne pourrait-il pas combler un vide dans le champ désert des intellectuels, pétris à la fois de culture occidentale et musulmane ?

Difficile. Le passif colonial perdure rendant le fait colonial et ses blessures encore vivaces Comme en 1949, la « colonisabilité » reste « une formule de concession accordée au colonialisme pour certains militants », interprète Jamel El Hamri.

Rien n’est réglé. Le tabou de la guerre d’Algérie persiste. Et l’heure d’analyser les « responsabilités » des colonisés dans le déroulement de leur destin n’est pas à l’ordre du jour. La colonisabilité, une théorie loin d’être iconoclaste pourtant.

L’effondrement de l’empire romain, en 476, n’est-elle pas dû en partie à des facteurs internes ? Regarder le passé sans filtre victimaire revient à rester maitre de son présent. S’il crée la rupture, Malek Bennabi n’en n’est pourtant pas un promoteur.

Et c’est encore un paradoxe qui le caractérise bien. A la croisée de l’islam, de l’occident et de l’Asie, Bennabi représente bien un trait d’union civilisationnnel. Son œuvre et ses préconisations pour la renaissance de la société musulmane en sont un témoignage.

Comment expliquer l’invisibilité, voire le bannissement, de son travail aujourd’hui dans les cercles de réflexions et d’actions directement concernés par les concepts bennabiens ?

Bennabi lui s’attelle à démontrer les responsabilités de « l’homme post-almohadien » tout en prônant au retour de l’esprit de l’islam.

Le penseur « ose » en quelque sorte pointer le rôle des colonisés dans leur déroute. Face à la tentation du clivage actuel, l’œuvre de Malek Bennabi résonne avec un écho particulier tant elle livre le chemin vers une nouvelle société débarrassée de la polarisation stérile actuelle, celle du « eux et du nous ».

Une nécessité. Les défis d’hier sont ceux d’aujourd’hui. A condition de regarder le passé avec l’honnêteté que le présent mérite.

Nadia Henni-Moulaï

[1] « Mémoires d’un témoin du siècle », Malek Bennabi, Samar, 1965, Alger

[2] « Malek Bennabi, quand l’islam fait l’Histoire », Jamel El Hamri, les éditions de l’AFPI, 2016, p 12

[3] « Les conditions de la renaissance algérienne », Malek Bennabi, Anep, Alger 2005

[4] « Coefficient colonisateur » renvoie ….

[5] « Situation III », Jean-Paul Sartre, Gallimard, Paris, 1949, p 11-14

[6] « Vocation de l’islam », Malek Bennabi, El Borhane, 2015, Alger p 27

[7]  Alem : ouléma

[8] « Vocation de l’islam », Malek Bennabi, El Borhane, 2015, Alger, p 27

[9] Jamel El Hamri à propos d’Albert Memmi, « Malek Bennabi, quand l’islam fait l’histoire », Les éditions AFPI, 2016, p 147

Raconter, analyser, avancer.

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