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La République face à la mécanique de la censure

En mai, fait ce qu’il te plait. Si l’on en croit, l’affaire Nyansapo ou le colloque intersectionnel de Bonneuil-sur-Marne, la maxime ne s’applique pas à tous. Au-delà des faits, ces séquences éclairent sur des velléités de censure. Avec un but, préserver ce fameux mythe républicain.

À l’heure des réseaux sociaux, de la visibilité des « minorités » et de la parole abondante, quel rapport la France entretient-elle avec la censure ? Par France, il faut bien sûr entendre, les tenants du pouvoir, ceux qui influent et façonnent l’opinion publique. Les élus ou les éditorialistes pour ne citer qu’eux.

La dernière affaire en date, la tentative d’annulation du festival afroféministe Nyansapo, prévu du 28 au 30 juillet prochain, est un cas d’école. Symptomatique de cette France toujours mal à l’aise avec ses minorités, surtout quand elles se réapproprient leur « narrative » comme disent les anglo-saxons.

Tout est parti de la toile. De twitter, précisément, là où la fachosphère nourrie à la mamelle du Front national prolifère. Là où l’inclination pour le discours clivant est une souvent norme.

Graver le soupçon dans le marbre

Organisé par le collectif Mwasi, l’événement était déjà dans le viseur de la Licra avant de passer à celui d’Anne Hidalgo, maire de Paris. Le 28 mai, reprenant un tweet de la Ligue daté du 26 mai, elle condamne « fermement l’organisation de cet événement à #Paris interdit aux blancs ».

Le festival Mwasi se déroulera du 28 au 30 juillet à Paris. (mwasiafrofemparis/Facebook)

Le festival Mwasi se déroulera du 28 au 30 juillet 2017, à Paris. (mwasiafrofemparis/Facebook)

Et l’élue de demander « l’interdiction du festival », « de saisir le Préfet de Police » tout en se réservant « la possibilité de poursuivre les initiateurs de ce festival pour discrimination ».

Une méthode incantatoire mais suffisante pour jeter l’opprobre sur un festival et des organisateurs, pourtant vierges de tout délit. Une célérité dans l’accusation d’autant plus étonnante quand on sait que le service des affaires juridiques compte une soixantaine de salariés, capable de caractériser la discrimination.

Le soupçon de « discrimination » était, et elle ne pouvait l’ignorer, abusif. Comme le rappelle, l’avocat Asif Arif, « une discrimination doit reposer sur un critère. Sur le programme, rien ne mentionne une interdiction aux Blancs. Surtout, elle s’apprécie par rapport aux actes et aux faits de l’association incriminée ».

Rappelons, que toute association est dotée de statuts, présentant son but et son action. Statuts bien sûr validés par la Préfecture et qui doivent respecter les valeurs républicaines.  Des éléments basiques, qu’Anne Hidalgo, elle-même diplômée de droit, savait ou aurait dû savoir…

Proximités inavouables

Le rétropédalage du 29 mai, était donc inéluctable. Grâce à son « intervention ferme », elle aurait trouvé une « solution claire » avec les organisateurs, à savoir la délocalisation des ateliers non-mixtes dans « un cadre strictement privé ».

Anne Hidalgo annonce sur Tweeter avoir trouvé "une solution" avec les organisateurs.

Anne Hidalgo annonce sur Tweeter avoir trouvé « une solution » avec les organisateurs.

Reste que le collectif Mwasi, dans un tweet du 29 mai, a raillé la maire de Paris rappelant que « le programme n’avait pas été changé d’un pouce, c’est (« la solution », ndlr) ce qui avait été prévu depuis le début ».

Il faut dire que l’affaire, fabriquée par la fachosphère à travers l’abus de langage « interdit aux blancs », et reprise par Wallerand de Saint-Just, trésorier du Front national, a fait le tour de la presse, notamment anglo-saxonne dont la BBC.

Pas stratégique pour Paris, engagée dans la course à l’Olympiade pour 2024…

Dans un contexte d’élections législatives qui s’annoncent très délicates pour un PS, en totale déliquescence, Anne Hidalgo est allée crier avec la meute, celle qui a fait de Twitter son terrain de chasse favorite, la fachosphère. Ni plus. Ni moins.

Axe trans-partisan

Nul besoin d’être au FN pour discréditer les minorités pour ce qu’elles font mais surtout ce qu’elles sont. Finalement, cette affaire prouve une fois de plus l’existence d’un axe s’étirant de la fachosphère à la bien-pensance de gauche. Et qui surgit dès que les minorités prennent la voix. Avec des sujets de prédilection, des pré-carrés même, comme la laïcité, le féminisme, l’intersectionnalité, l’identité française, la dénonciation du racisme institutionnel.

Ces thèmes fonctionnent comme des stimuli, éveillant les instincts de ces défenseurs d’une France mythique, hermétique à la critique.

Avec méthode, ces promoteurs d’une Nation expurgée de ses agents critiques, ceux des minorités, se déploient sur Twitter, allumant l’étincelle d’une guerre civile virtuelle qu’ils aimeraient voir réelle. Car ce qui se joue, en réalité, dépasse le programme du festival Nyansapo.

Étouffer la contestation intellectuelle dans l’oeuf

Depuis plusieurs années maintenant, des mécanismes de censures sont à l’œuvre dans les sphères d’influence, dont Twitter reste l’antichambre.

L’affaire Nyansapo en est une illustration. Tenter d’empêcher une parole en usant de son statut, de son pouvoir, sans aucun fondement juridique. Dans un but : en circonscrire sa diffusion à la masse.

Factuellement, la question de la censure se pose. D’autant que sur ces sujets —identité, laïcité, race ou intersectionnalité— l’axe trans-partisan est au taquet. Comme s’il ne fallait pas interroger ces thèses même en démocratie.

Lutte idéologique

Les 18 et 19 mai dernier, un colloque « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation » s’est tenu à l’ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation) de Bonneuil-sur-Marne.

Ce concept, venu des Etats-Unis, révèle les liens entre les discriminations de classe, de genre et de race.

Très en vogue chez certains sociologues, il l’est devenu encore plus au sein des sphères militantes concernées. Justement, parce qu’il permet de saisir la réalité des discriminations vécues dans leur spectre le plus large mais aussi la façon dont elles se cumulent.

Le concept a le don d’irriter la gauche identitaire incarnée, notamment, par le Printemps républicain, mouvement citoyen, créé en avril 2016, pour défendre leur conception de la laïcité et du pacte républicain.

Lancement du Printemps Républicain, en avril 2016 à Paris.

Lancement du Printemps Républicain, en avril 2016, à Paris.

Lors du lancement du PR, la maire du 20e arrondissement, Frédérique Calandra réprouvait le terme, appelant son auditoire, à « combattre l’intersectionnalité des luttes, une absurdité idéologique ». Et d’inciter à « réarmer idéologiquement les chercheurs ». Le vocable belliqueux montre bien la posture. Il s’agit d’un combat idéologique. Non pas d’un débat d’idées.

Murmures à l’oreille de l’Etat

Comme pour l’affaire Nyansapo, le problème posé dépasse la simple querelle de chapelles. Des réseaux d’influence, du FN à cette gauche identitaire, procède à un véritable lobbying idéologique. En démocratie, difficile d’y voir un interdit. Soit.

Sauf qu’à coup de Fake news ou de manipulations, ces officines informelles, souvent proches des pouvoirs et des instances publiques, convertissent des élus (l’inverse est vrai aussi) à leurs thèses. Des élus censés représenter l’ensemble des citoyens et non uniquement leurs électeurs… Nous glissons là alors dans un enjeu simple : l’intérêt général.

Concrètement à Bonneuil-sur-Marne, le MRC 94, le Printemps républicain, de Causeur, notamment, scandalisés par la tenue de ce colloque ont, selon des sources internes, remué ciel et terre pour faire interdire ce séminaire de travail.

Colloque intersectionnalité

Causeur, où le journaliste Marc Cohen, fondateur du Printemps républicain, officie, publiait un article établissait des liens conceptuels entre les objectifs de ce colloque et ceux du PIR.

Or, Houria Boulteldja, porte-parole du mouvement, procédait, sur son mur Facebook à une mise au point terminologique, mardi 30 mai. « Tous les cercles militants n’utilisent pas le même vocabulaire et non sans raison ». Parmi les mots n’appartenant au vocabulaire du PIR : l’intersectionnalité.

Toujours selon l’auteur : « ll n’y aucune étude scientifique sur la réussite ou l’échec des élèves en fonction de leur origine, que l’école n’a pas à prendre en compte ! » Depuis 2000, les enquêtes PISA de l’OCDE montrent, au contraire, l’incidence de l’origine ethnique des parents d’un élève sur ses résultats scolaires. Factuel.

Atteinte à la liberté universitaire

Les mots sont importants. Surtout s’ils nourrissent des opinions déguisées en faits. Plus inquiétant, la façon dont ces associations ont fait entendre leur voix auprès des instances publiques. « Pendant 3 semaines, nous ne savions pas si ce colloque se tiendrait ou non aux dates prévues », explique Fanny Gallot, chercheure en histoire comparée.

Raison invoquée pour justifier ce délai ? Les contraintes liées aux réunions en État d’urgence.

En coulisse, l’affaire a pris une tournure quasi-politique. Inscrite au PAF (plan académique de formation), les deux journées d’études (JE) étaient ouvertes aux professeurs qui en avaient fait la demande entre juin et septembre 2016. Condition pour obtenir une autorisation d’absence.

Or, et c’est bien là que la tentation de la censure se situe, le rectorat décide, courant avril de reporter ce séminaire au 26 juin. Une façon habile selon les syndicats de « limiter la participation ». Joint par téléphone, le rectorat n’a pas souhaité commenté ces allégations.

À cette date beaucoup de professeurs sont mobilisés sur le brevet ou le bac. Selon Cécile Kerdilès, enseignante et membre de SUD Education 93, « plusieurs enseignants, conscients de ce qui se tramait en coulisse, se sont mobilisés pour le maintien des JE », se heurtant au mutisme de l’Éducation nationale.

Entre-temps, « le département du 94, échaudé par les pressions extérieures, fait retirer son logo », selon Fanny Gallot.

Contacté par MeltingBook, le rectorat dément être intervenu pour empêcher la tenue de ces journées d’études. Il réfute, également, l’existence de pressions extérieures.

Or, dans un mail du 15 mai (ci-dessous), soit 4 jours avant les JE, la DAFPEN (1) mentionne un report au 26 juin au vu « des conditions » actuelles.

mail Rectorat

De quelles conditions, s’agit-il ?  Difficile d’en savoir plus : « Il y a eu des polémiques…ça s’est calmé », selon le rectorat.

Il ne serait uniquement « intervenu avec la Préfecture et l’Upec de Créteil pour éviter tout problème de sécurité et permettre le bon déroulement des JE», selon notre interlocutrice au rectorat.

Et si le séminaire a bien lieu grâce à la pugnacité des organisatrices, il pointe une fois de plus cet axe trans-partisan et informel. D’ailleurs, Marine Le Pen dénonçait, elle aussi lors d’un meeting présidentiel à Perpignan, ce colloque scientifique. Porosité idéologique donc mais pas assumée.

Le Comité Laïcité République a pourtant publié sur son site, une réponse du ministère de l’Éducation national et de la rectrice. Transmise, par le directeur de cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, au Comité Laïcité et République, elle confirme le retrait du séminaire au PAF, pourtant prévu depuis 2016. Le ton de la lettre laisse penser à une justification des autorités auprès du comité.

Screenshot Rectorat 2Screen Rectorat

Capture d’écran de la réponse d’Olivier Noblecourt, directeur de cabinet de N.V-B au Comité Laïcité et République. Contrairement aux propos du rectorat, il y a bien eu des liens entre les instances publiques et des associations opposées à la tenue de ce colloque.

Masquer les brèches républicaines

Ces deux affaires montrent finalement, à quel point le mythe républicain est à un tournant. Notamment parce que ses défenseurs les plus zélés usent de méthodes en totale contradiction avec l’esprit républicain. Soupçons, mensonges, manipulations.

L’émergence de ces réseaux, arc-boutés sur une vision assimilée de la citoyenneté française, est paradoxalement un bon signe.

Face à ces chantres d’une France, endormie sur ses acquis passés, une autre partie de ses citoyens ose questionner les contradictions de la République. Non pour l’enfoncer. Mais bien pour en corriger ses aspérités. C’est parce qu’ils ont une haute image de ce pays, qu’ils en exigent le meilleur. Autrement, pourquoi ne le quittent-ils pas ?

La question de la réappropriation de la parole par les personnes en proie aux discriminations constitue bien le nœud du problème. Grâce aux réseaux sociaux, leur action militante a pris une autre dimension, efficiente ou non. Le problème n’est pas là. Leurs paroles s’entendent. Leurs combats sont visibles tout comme, les contradictions de leurs détracteurs, jusqu’ici, dépositaires exclusifs de la visibilité médiatique.

Au fond, ces affaires et les accusations qui vont avec, sont un épouvantail, initialement agité par le FN mais repris depuis par cet axe trans-partisan. Un épouvantail censé évacuer la question des inégalités dans notre société comme cela a toujours été le cas.

À la fin des années 90, la reconnaissance officielle des discriminations par l’État puis la célébration de la diversité se sont aussi accompagnées de la fabrication du concept de communautarisme, terme entré dans le dictionnaire en 2005.

Comme s’il fallait contrebalancer, ne pas trop céder aux « minorités ». Comme pour éviter d’altérer le mythe républicain de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Mais ce mythe républicain, ce sont aussi les minorités qui l’incarnent désormais. Et qui pourraient lui redonner ses lettres de noblesse.

Nadia Henni-Moulaï

(1) Délégation académique à la formation continue des personnels enseignants, d’éducation et d’orientation

Raconter, analyser, avancer.