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L’écrivain irakien Sinan Antoon : « Avant l’invasion américaine de 2003, nous n’avions pas Daech »

Seul le grenadier, (en anglais The Corpse Washer) est le deuxième roman de l’écrivain irakien Sinan Antoon. Au cœur de son roman est Jawad, d’une famille chiite. Sculpteur dans un Bagdad ensanglanté, il se verra obligé de reprendre le travail de son père : laveur funéraire. Un métier honni, un sacerdoce ensuite, qui le plonge dans l’horreur quotidienne de la guerre : « Si la mort est un facteur, alors je reçois ses lettres tous les jours » écrit-il.

Seul-le-grenadierEn arrière-plan, Sinan Antoon parle de la guerre contre l’Iran, de l’invasion américaine de 2003, du chaos qui en suivit. Il décrit un Irak exsangue, livré aux querelles confessionnelles lentement attisées par l’occupant américain.

Dans l’absurdité de la guerre, Jawad accomplit ses rituels funéraires, tandis que l’eau des lavages va abreuver le grenadier du jardin. De ses fruits, Jawad refuse de manger, comme il ne peut savourer la vie, ses amours, son pays eux aussi abreuvés de morts.

Ses cauchemars hantés de cadavres viennent rappeler que la mort est désormais partout en Irak. Avec les yeux de Jawad, nous suivons le douloureux effacement d’un pays. Seul le grenadier (Actes Sud) est un livre ardent et âpre. Rouge sang, comme le fruit du grenadier. Interview.

Meltingbook : En écrivant ce roman, pensiez-vous au mythe grec de Perséphone, qui mangea des grains de grenade et fut emmenée de force aux enfers ?

Sinan Antoon : Non mais le mythe de Perséphone a été emprunté aux vieux mythes mésopotamiens. Quand j’ai eu l’idée d’écrire un roman sur un laveur funéraire, j’ai lu toute les traités de théologie, parce que je viens d’une famille chrétienne et ignorais beaucoup de ces usages. J’ai lu qu’ils utilisaient des branches de grenadier. J’ai eu l’idée que l’eau utilisée pour laver le corps allait ensuite arroser cet arbre dans le jardin de Jawad. La raison originelle n’était pas vraiment poétique, mais elle finit par donner une belle métaphore. Elle cristallise la vie et la mort. Pour quelqu’un comme Jawad, vivant dans un Bagdad occupé, il n’y a pas de séparation entre la vie en mort. Cet arbre symbolise cela, tout comme les fruits sucrés et doux poussant sur un arbre arrosé par l’eau qui vient de la mort.

Le père lave les corps morts, le fils ainé, qui est médecin, soigne les corps vivant et Jawad les sculpte. Jawad est toujours dans un entre-deux, semble-t-il ?

S. A. : Jawad est perdu. Je voulais montrer dans mon roman le sort de gens très talentueux, intelligents, mais que l’histoire, la société, peut-être la foi, empêchent d’exprimer ce talent. Son frère si doué meurt dans la guerre contre l’Iran. Jawad est un artiste complet mais à cause de la situation, il ne peut pas s’accomplir. Il y a là une situation tragique, il veut être un artiste mais il finit par vivre de la mort. Nous voyons toujours, dans les films, les médias, des histoires de réussites. Mais je suis intéressé par les gens, non pas qui ont échoué, mais sont marginalisés, travaillent tous les jours en silence. Il y a ici une certaine force d’âme parce que Jawad va tous les jours à ce travail détesté et le fait bien. Il fait sa part. Il est une figure tragique. A la fin, il comprend d’où vient son père. Même s’il ne croit en rien, il comprend que ces rituels sont importants. Ils sont importants pour les gens. Jawad est effectivement dans un entre-deux car il n’est pas sectaire dans un endroit qui devient très sectaire. Il ne déteste pas les sunnites, venant d’une famille chiite. Il veut quitter le pays car il pense pouvoir alors s’accomplir en tant qu’artiste. Mais il ne le peut pas, il est coincé en quelque sorte, comme dans les limbes. Entre la vie et la mort, la pression sociale et sa responsabilité envers sa mère. Il se sent aussi responsable des morts, car s’il ne lave pas le corps, qui le fera?

De quoi le laveur de corps est-il une métaphore?

S. A. :  Celle de faire face à tant de morts. Il y a tellement de morts dans mon pays, comme en Syrie maintenant. Comment comprendre cela? Le laveur funéraire est une bonne métaphore pour montrer comment un individu se confronte à la mort. « Comment penser la mortalité » est l’une des questions les plus anciennes en littérature. La mort est la seule chose que nous ne pouvons résoudre. Nous la résolvons par la religion, la mythologie. La complexité de Jawad qu’il ne croit pas dans l’après-vie. Donc, tout est insensé pour lui. L’idée du roman a germé par une lecture d’un article du journal El Hayat à propos d’un laveur de cadavre qui ne voulait pas que son fils fasse le même travail. J’ai commencé à lire des livres théologiques, de Fiqh ou des livres de jurisprudence avec tous les détails. Tous les rituels décrits sont si beaux. J’ai quitté l’Irak en 1991. Je ne voulais pas écrire comme un étranger. Alors je me suis immergé dans ces rituels. Il y a un aspect artistique, artisanal, dans ce métier. Il était très important pour le père de Jawad de suivre ces traditions. Il y a aussi une certaine poésie. La beauté de faire quelque chose de bien, en respectant le corps, en s’assurant qu’il est propre. Je voulais aussi montrer combien la guerre est brutale. Avec tous les nouveaux types de meurtres, non décrits dans les livres anciens. Avoir à laver seulement des parties d’un corps, c’est quelque chose, dans le passé qu’un laveur mortuaire n’aurait pas eu à faire.

Vous décrivez l’invasion américaine en 2003 et ses conséquences. Quelles étaient alors les intentions des États-Unis?

S. A. : L’intention des États-Unis était d’occuper le pays et de leur assurer le pouvoir. Ce n’était pas pour apporter la démocratie. Ils ne vont jamais dans le Tiers-monde pour apporter la démocratie. Au contraire. Nous savons qu’ils arment toujours des dictateurs. Les Irakiens savent que les États-Unis ne sont pas venus avec la démocratie. Je ne pense pas qu’un Etat ait de bonnes intentions. Je crois que les Etats-Unis sont un pouvoir impérial, un pouvoir commercial, un complexe industriel militaire et les intentions des individus ne comptent pas vraiment. Ironiquement, lorsque vous grandissez dans le Tiers-monde, vous savez que le gouvernement essaie toujours de vous tromper, que vous devez lire attentivement les informations. Aux États-Unis, les gens croient toujours ce que le gouvernement dit et ils sont trompés. Nous perdons beaucoup de temps et d’énergie à parler de démocratie au lieu de parler de pouvoir et d’intérêt.

Les cauchemars de Jawad sont tous hantés par la mort. Est-ce le sort de l’Irak d’être aussi envahi par la mort?

S. A. : La société irakienne a traversé tant de guerres. Il y a tellement de militarisation de la vie quotidienne. Nous voyons la mort tous les jours: des images instantanées et constantes. Cela doit affecter la psychologie de chaque citoyen. Comme en Irak, donc en Syrie ou à Gaza. Jawad voit l’effet réel de la guerre. Bien sûr, ses cauchemars sont envahis par la mort. L’Irak est une société traumatisée. Un de mes amis dit toujours «nous quittons la maison et nous ne savons pas si nous pourrons revenir». C’est aussi une société stigmatisée par tant de destruction, non seulement de l’intérieur mais aussi de l’extérieur.

Pensez-vous, comme le déclare l’oncle communiste de Jawad, qu’il y a un processus d’effacement de l’Irak?

S. A. : D’une certaine manière, oui. En 2003, l’invasion était une opération coloniale. Et comme toute opération coloniale, il y a l’éradication de la culture indigène. Les États-Unis ont disloqué l’Etat irakien. Mais cet Etat n’avait pas été construit par Saddam Hussein. Ils ont démantelé l’armée, la police, tous les ministères, et ils n’ont pas construit quelque chose de fonctionnel. Les États-Unis ont permis le chaos, la destruction de la culture aussi. Selon les lois internationales, lorsqu’un pays envahit un autre, il a la responsabilité de garantir la sécurité de la population civile. Les États-Unis ont permis aux gens de piller des musées. Ils ont placé au pouvoir un gouvernement basé sur la confession, instituant le sectarisme. Cela a signifié détruire l’identité nationale irakienne. Je me souviens quand j’étais enfant, il y avait certes des tensions entre musulmans et chrétiens, ou Chiites et sunnites. Mais cela n’avait pas de portée politique. Ce qui importait était la classe, l’idéologie. Maintenant, il s’agit uniquement de secte et religion. Avec Daech, le sectarisme est internationalisé. S’il n’y avait pas eu d’invasion américaine, il n’y aurait pas Daech. J’étais l’un des 200 écrivains irakiens, des universitaires qui ont écrit une pétition en 2002. Nous avons dit « S’il y a une invasion, elle mènera à la guerre civile, à la destruction du pays, et elle détruira toute la région ».

L’oncle dit aussi que «les Américains sont si stupides et racistes qu’ils vont pousser les Irakiens à regretter Saddam Hussein». Comment ?

S. A. : En raison de cette mentalité impériale, posant que «nous allons dans un pays pour l’améliorer». Y-a-t-il quelque chose dans l’histoire qui montre qu’on peut envahir un autre pays pour faire mieux? Non ! Les États-Unis devraient d’abord avoir une véritable justice et démocratie dans leur propre pays, par exemple pour les Noirs. Vous n’avez pas perfectionné quelque chose pour vous-même et vous voulez aller à l’étranger et le vendre? Ils sont venus en Irak avec cette mentalité teintée d’orientalisme, pensant que les Irakiens sont tous semblables. Sunnites ou chiites. Ils ne pensent pas qu’ils sont des êtres humains complexes. Cette mentalité était celle du 19e siècle. Tout ce qu’ils ont fait a été injuste, c’est un désastre complet.

Daech est-il le fruit de Paul Bremer et de cette invasion?

S. A. : Non seulement de Bremer mais aussi des prisons américaines. Le terrorisme est un phénomène moderne. Nous savons que la plupart des dirigeants de Daech ont été formés dans les prisons américaines en Irak. C’est pourtant là une erreur récurrente. Tout cela s’est passé en Afghanistan auparavant. Ce pays a été un théâtre d’une guerre mondiale après l’invasion soviétique. Les États-Unis, le Pakistan et l’Arabie Saoudite exportent ces djihadistes. L’Afghanistan s’est aussi effondré comme Etat. En Irak, si vous n’avez pas de police, une armée, un Etat qui ne peut pas protéger ses frontières, bien sûr, vous aurez des problèmes. Comment cela ne pouvait-il pas arriver? Nous n’avions pas de terrorisme avant 2003, nous n’avions pas Daech avant 2003. Je ne dis pas que j’ai aimé Saddam Hussein. C’est le même processus qui ne reconnaît pas ses erreurs. La même chose s’est produite en Libye. Chacun applaudissait le bombardement de ce pays, et on a envoyé des hommes combattre Kadhafi. Puis nous avons eu l’attentat de Manchester. Lorsque vous transformez des hommes en soldats, ils chercheront toujours d’autres guerres à mener. Il y a donc un prix à payer.

Y-a-t-il encore un peuple irakien?

S. A. : Les jeunes hommes et les femmes que je connais sont fatigués de toute cette politique confessionnelle. Je vois beaucoup de campagne qui proclame «Je suis d’abord irakien». Je pense que c’est la seule façon pour cette société de survivre, contre ce sectarisme, cette division, qui conduisent à la guerre civile et à la destruction. La plupart des partis politiques sont confessionnels et corrompus et il est facile pour eux de diviser la société en effrayant les gens. La même chose s’applique à la Syrie et c’est vraiment un suicide. Il y a une identité irakienne qui se maintient. Nous avons une longue histoire. J’essaie d’avoir de l’espoir et j’espère de cette jeunesse. Pour citer Mahmoud Darwich, « We Love Life If We Find a Way to It« .

Comment voyez-vous le monde arabe après les dits «Printemps arabes»?

S. A. : C’est un moment très difficile à cause de toute cette destruction. Mais nous oublions que, dans les années qui ont précédé les révolutions, la plupart des experts nous disaient qu’il n’y aurait jamais de révolution à cause de la culture, de la religion, de la société, du monde arabe qui aimerait prétendument la dictature, un pouvoir fort … J’en avais assez d’entendre cela. Alors les révolutions ont eu lieu comme des miracles. Nous savons désormais que les sociétés arabes ont une dynamique, un amour de la liberté. Mais le monde est très compliqué. Les puissances mondiales et régionales ne veulent pas de ces révolutions. L’Arabie Saoudite et le Qatar et toutes ces monarchies du Golfe ne veulent pas voir de démocraties près d’elles. Nous oublions qu’il y a quelque chose qui s’appelle la contre-révolution. Mais les révolutions ont planté les graines de quelque chose d’autre. Maintenant, nous savons que les dictateurs peuvent être renversés.

Propos recueillis par Hassina Mechaï

Date de première mise en ligne sur MB : le 12 juin 2017 .

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