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« Hûr ‘în » les 72 vierges du Paradis, Fantasmes et stratégie de com de Daesh

[#Série d’analyses] 

MeltingBook publie en exclusivité une série de 10 analyses tirées du livre : Abécédaire du jihadisme post-daesh : Analyses Témoignages Perspectives (2018). Un ouvrage collectif sous la direction de Moussa Khedimellah.

La seconde celle d’Hasna Hussein, Sociologue des médias et du genre, auteure du carnet de recherche « Contre-discours radical », chercheuse associée au Centre Emile Durkheim (UMR5116, Bordeaux) Chercheuse associée à l’Observatoire des radicalisations (FMSH, Paris) Membre du conseil scientifique du Centre d’Action et de lutte contre la radicalisation des Individus (CAPRI, Gironde). 

Le 16 novembre 2016, la société de production de Daesh, Al-Hayat Media Center, publiait un nouveau nasheed, chant rituel, intitulé « Les Éternelles ». Ce n’est pas la première fois que le groupe terroriste exalte cette forme de ‘récompense’ (au paradis) à ses fidèles, à travers des poésies chantées principalement en arabe.

Il existe au moins plusieurs dizaines d’anasheed (pl. de nasheed) sur le thème des vierges, comme nous allons le voir dans cette contribution.

L’analyse de ce corpus constitué d’un échantillon de deux nasheed en français et de trois nasheed en arabe révèle un usage récurrent de cette notion comme moyen de motivation des guerriers et perspective eschatologique d’un paradis orgiaque.

En outre, cette analyse vient confirmer les résultats de plusieurs enquêtes qui ont décelé une écoute intensive des anasheed par les djihadistes. Le nombre de vues des vidéo-clips des anasheed sur Youtube dépasse en effet les milliers, voire mêmes les dizaines de milliers pour certains.

Les anasheed, outil d’apprentissage et d’adhésion à l’idéologie djihadiste

Plusieurs enquêtes réalisées auprès des djihadistes rentrés de Syrie ou d’Iraq montrent en effet un usage intensif des anasheed, principalement pendant la phase d’endoctrinement et d’embrigadement. Dans la première phase, l’individu est soumis à l’acceptation et à l’apprentissage de la doctrine djihadiste violente, alors que la deuxième, celle de l’embrigadement, marque l’intégration de l’individu dans le groupe ou la communauté, dont il s’approprie les gestes, les codes et les comportements (1) .

Les anasheed constituent ainsi un outil important d’apprentissage et d’adhésion aux valeurs et croyances qui sont inculquées aux cibles de la propagande.

Jihed Haj Salem, un sociologue tunisien, a publié une étude (en langue arabe) en 2014 (2) dans laquelle il traite de l’usage des anasheed par les djihadistes, et de leurs rôles dans le processus de radicalisation.

Le sociologue tunisien raconte l’anecdote suivante : « Lors d’un entretien avec un jeune djihadiste, celui-ci nous montre une vidéo prise sur son portable lors d’une cérémonie de mariage d’un ami à lui. On y voit un groupe de jeunes djihadistes interpréter un nasheed avec beaucoup d’enthousiasme » (notre traduction).

Le chercheur insiste sur ce rite notamment pendant ce genre de cérémonie qui précède le sermon sur le mariage en islam.

Le rite des anasheed djihadistes est souvent accompagné d’autres pratiques dont le fait de soulever les drapeaux de l’Etat islamique, de prononcer le takbîr (crier « Allah ouakbar ! ») et lancer des feux d’artifices, tout ceci dans un contexte d’interaction et d’effervescence sociale caractéristique de l’aspect festif et fraternel que les mouvements djihadistes mettent en avant pour recruter.

Pour les membres novices, ces rites facilitent, selon le chercheur, l’adhésion au groupe et participent à la formation d’une identité collective.

Une prime à la houri (3) : mythe mobilisateur pour le djihad

Dans la logique de Daesh, les vierges constituent un mythe mobilisateur pour le djihad. C’est peut-être même l’une des motivations principales pour convaincre les jeunes à s’engager dans le djihad violent.

Les apprentis martyrs fantasment déjà par anticipation:

« Si moi je lutte sur des terres calcinées

C’est que je suis fin prêt à être assassiné

Car oui Allah m’a tant promis mes dulcinées

Ces beautés devant qui je suis trop fasciné Eh bien si l’haineux rit en me torturant

Mes biens aimées patientes tout en murmurant

Que si dorénavant je suis des endurants

Ce sera la clé de maints plaisirs perdurant » (« Les Éternelles », nasheed en français)

Ou encore :

« Dans le sentier d’Allah Nous marcherons vers les portes

Du paradis où nos vierges nous attendent ». (« Dans le sentier d’Allah », nasheed en français)

Dans cette logique, les anasheed célébrant les hûr ‘în entraîne une forme d’excitation sensorielle au sein des groupes, notamment parmi les jeunes, susceptibles de compenser par anticipation les souffrances qu’ils endureront sur la ligne de front, en évoquant une horizon eschatologique de jouissance « perpétuelle ».

On remarque également dans ces deux passages que les vierges fantasmées sont immuablement en situation passive ; elles « patientent » ou « attendent » le guerrier.

Nous avons également consulté plusieurs vidéos sur Youtube montrant des jeunes combattants de Daesh chanter des anasheed focalisés sur les vierges, depuis la ligne de front, telles que celle-là :

« Oh musulman ! Lève toi Au paradis, il y a des vierges (refrain) Mes salutations pour les courageux Mes salutations pour les compagnons Une sunna après le Coran 4 Au paradis, il y a des vierges (refrain) Notre victoire vient d’Allah Allah nous protège Le prophète est notre modèle Au paradis, il y a des vierges (refrain) Avancez mes frères Chacun selon son intuition Sur le chemin du djihad Au paradis, il y a des vierges (refrain) Le djihad est aujourd’hui une obligation Pas besoin d’attendre des années Oh musulman ! Lève toi Au paradis, il y a des vierges » (« Oh musulman ! Lève toi », nasheed en dialecte irakien)

C’est ici le ressassement qui semble vouloir produire un effet (capiteux) dans l’esprit des jeunes candidats au djihad: la présence de vierges au Paradis est mentionnée dans 5 vers sur les 17 et fait office de refrain. Les vierges, hûr ‘în, de Daesh font aussi partie d’un package de biens proposés aux futurs « martyrs »:

« Quelle récompense pour le martyr

Les péchées disparaissent avec le sang qui coule […]

Et ils auront au paradis de la compagnie

Et beaucoup des biens Et des jolies hoûr pour les satisfaire

Et des intercessions (chafâ’a) pour leurs familles » (« Quelle récompense pour le martyr! », nasheed en arabe).

La manipulation de Daesh repose sur deux idées centrales autour de la « chafâ’a » (« l’intercession »). Selon la première, ledit martyr pourra se voir pardonner ses péchés à la première coulée de son sang.

Ainsi, Dieu purifierait le « martyr » de ses fautes et lui pardonnerait ses péchés tels que la consommation d’alcool, l’abandon de la prière ou du jeûne. Une tentation non négligeable pour une catégorie qui ont ou ont eu une jeunesse délinquante et dissolue, loin de l’orthodoxie et de l’orthopraxie islamiques.

Nous pouvons ainsi mieux comprendre les nouvelles formes de « religiosités » des néo-djihadistes daeshiens. Ces jeunes, assez souvent peu pratiquants et peu patients, sont à la recherche d’un fast-djihad. Ils se voient offrir une opportunité de racheter leurs fautes ad nutum.

Il faut ici rappeler que l’agrément du djihad par Dieu est classiquement conditionné à une entière gratuité de l’intention envers Lui, ainsi que par une purification du cœur de tout motif matériel comme la quête de la renommée, ou encore dépourvu d’orgueil héroïque, pourtant très recherché et mis en scène par ces néo-djihadistes.

Ceux-ci se filment ou se font filmer, s’exposent dans des vidéos qui exaltent leurs actes violents ou des images comme des gravures de modes dans la propagande de Daesh.

La deuxième idée centrale, la deuxième promesse qu’offrent les idéologues du djihad à tout candidat, c’est le fait de pouvoir pour le « martyr » intercéder en faveur de 70 membres de sa famille le Jour de la Jugement Dernier.

Il s’agit ici d’un argument phare pour attirer de nouveaux sympathisants, notamment des convertis. Plusieurs études qui ont été réalisées sur des personnes radicalisées relèvent la place de cet argument dans le basculement vers la radicalisation violente (Bouzar, 2014, Thomson 2015).

Enfin, plusieurs hadîth attribués au prophète confirment le fait qu’un « martyr » sera expié de ses fautes dès son premier jet de sang et qu’il disposera de cette possibilité d’intercéder envers 70 membres de sa famille pour qu’ils les rejoignent au Paradis.

Des savants, parmi les plus célèbres dans le monde musulman, notamment Yûsuf al-Qaradâwî, figure emblématique des réseaux sociaux et chaînes satellitaires, se sont fait les relais de cette idée.

Une vision fantasmée, sexiste et narcissique

Les anasheed sur les vierges véhiculent en outre une vision fantasmée et sexiste du paradis et de ses hûr ‘în, caractéristique d’un certain imaginaire musulman qui, s’il n’est pas partagé par tous, déborde le seul cas des djihadistes.

Daesh ne fait en effet que sur-interpréter une construction du paradis qui existe depuis des siècles. Le Dr. Moreno al Ajamî, spécialiste de l’exégèse du Coran, s’est penché sur la question. Il décortique cette construction purement masculine où le paradis devient « un lieu d’une jouissance sexuelle assouvie complaisamment » dans lequel « des créatures célestes (qui) ne seraient que la supra-image d’une femme parfaitement soumise aux fantasmes des hommes, un objet crée pour leur unique plaisir ? »(4).

Le nasheed « Les Éternelles », dont nous avons cité un passage plus haut confirme le diagnostique du Dr. Moreno :

« Je ne fais que chercher des trésors bien gardés

Qui se situent sur un grand chemin bombardé Le chemin où mes belles vont me regarder

Elles m’attendent, je dois y aller sans tarder

Ces trésors cachés beaucoup l’ (sic) ont tant ignorés

Des vierges dans des immenses palais dorés

Qu’aucun homme ni djinns n’a jamais défloré

Oh mon Seigneur tu m’as tellement honoré

Pour elles j’éprouve les meilleurs sentiments

Pour moi, elles sont habillées si joliment

De leur part je n’attends (sic) que de beaux compliments

Oh Allah je te remercie infiniment »

Selon l’islamologue et exégète du Coran que nous évoquons, le mot hûr connote préférentiellement la notion de pureté. Il propose ainsi une nouvelle traduction de l’expression hûr ‘în : « des êtres purs aux yeux d’une grande beauté » (5).

Le Coran n’indique pas, selon lui la nature et la fonction de ces êtres probablement féminins. Le discours sur les hûr ‘în véhiculé par les anasheed de Daesh fait la promotion des femmes conformes au canon de la beauté contemporaine jouant ainsi sur la frustration sexuelle des jeunes.

De jeunes beautés vierges célestes éternelles jamais flétries capables de susciter de « troubles appétits ».

On y ajoute ainsi toute une série d’arguments à travers des hadîth da’îf (faibles) 6 attribués au prophète qui indiqueraient notamment qu’ « à chaque relation charnelle la houri est toujours vierge et ne se plaint pas de ces rapports. L’homme quant à lui demeure en érection permanente et ne connaît pas d’éjaculation… » ou encore « L’homme (martyr) aura au Paradis la puissance sexuelle de cent hommes ».

Ce n’est plus surprenant de savoir que des kamikazes talibans prennent le soin de mettre des protections métalliques autour du sexe avant de se faire sauter…

Un autre nasheed (en dialecte arabe irakien, notre traduction) met cela en évidence :

« Ah la ya la li ya la li, elle (la vierge) occupe mon esprit

Ne me demande pas si je vais bien

Oh mon cœur, ne sois pas triste et ne cesse pas de l’aimer

Car elle occupe mon esprit

Sois courageux pour pouvoir la rencontrer

Je ne parle pas d’une fille qui danse comme un serpent

Qui abandonne la foi et trompe son aimé

Je parle de celle qui se trouve dans l’éternel paradis

Oh mes proches, trouvez moi une solution

Oh Hûr ‘în, que Dieu m’en procure

Et m’aidez à préserver ma foi et la (singulier générique, ndlr) retrouver au paradis

« Elle marche comme une coquine, elle tourne et s’incline pour moi […]

Elle a un sourire différent de celui des femmes de plaisirs

Peu importe si le monde d’ici bas brûle pour être prêt d’elle […]

Sa salive sucrée fait disparaître la saleté de la mer

Ses vêtements ne s’usent jamais Elle est si belle comme une pierre précieuse

Elle ne se fatigue jamais des étreintes » (« Ala ya la li ya la li »)

La rhétorique autour des vierges est aussi un facteur important dans ce que la psychanalyse appelle le « contrat narcissique groupal » (Benslama, 2016) et favorise l’adhésion à ce même groupe.

Ce genre de rhétorique répond en effet au sentiment narcissique de certains jeunes : « mes belles vont me regarder », « elles m’attendent », « pour moi, elles sont habillées joliment », « de leurs parts je n’attend que de beaux compliments », « elle tourne et s’incline pour moi ».

Une légitimation via des métaphores et construction coraniques

Les paroles des anasheed sur les vierges reprennent certains codes et rhétoriques du langage coranique afin de légitimer la thèse initiale : « Allah », « beauté », « endurant », « plaisir perdurant », « Des vierges dans des immenses palais dorés », « Qu’aucun homme ni djinns n’a jamais défloré » (S 55. V74), « souveraine », « la plus jolie », « la plus sublime des beautés », « accoudée sur un haut divan » (S52.V20).

La stratégie de légitimation de Daesh repose sur une « construction ou surinterprétation » du Paradis et de ses composantes, déjà présente dans l’islam classique, comme le montre bien Al Ajamî dans son travail sur l’occurrence du mot hûr dans le Coran (qu’il traduit par « être pur », rappelons-le).

En outre, Daesh surinterprète pour ainsi dire cette surinterprétation pour faciliter le recours à la violence extrême contre soi-même et l’autre.

Dans cette logique, le djihad serait l’ultime et le seul moyen pour accéder au paradis. Ce fragment de nasheed « Ala ya la li ya la li » mentionné ci-dessus confirme cette logique :

« Dépêche-toi envers elle (la vierge)

Soulève ton épée contre les ennemis

Pour l’avoir et l’approcher […]

Je ne raconte pas des histoires

J’ai bien décidé de sacrifier mon âme pour l’avoir »

Dans « Les Éternelles », Daesh reprend une autre conception classique autour de la vie en couple dans l’au-delà. Selon celle-ci, les couples pieux se retrouveront au paradis. Un bon argument pour convaincre des jeunes femmes pour se marier avec un djihadiste et « futur-martyr ».

Le discours de la supériorité du djihadiste destiné aux femmes trouve parfaitement sa place dans ce genre d’anasheed. On y propose aux femmes le statut de hûr dans l’au-delà en échange d’un mariage avec un djihadiste.

Le discours affectif de Daesh se focalise sur le moyen privilégié, pour ne pas dire unique pour accéder à ce statut très privilégié ; le djihad. Nous ne sommes pas à un paradoxe près : tout en étant ‘concurrencée’ par des dizaines de vierges au service de son époux dans l’audelà, la femme de djihadiste est valorisée :

« Ma femme de ce monde sera la reine

De toutes elle régnera en souveraine

Jeune et radieuse éternelle et tellement sereine

Celle pour qui mon cœur mon âme s’éprennent

Allah m’a permis dans sa grande royauté

De retrouver la plus jolie à mes côtés

Oui elle n’a pas manqué à sa loyauté

De toutes c’est la plus sublime des beautés

Il n’y aura pas de trophée plus motivant

Que de la voir accoudée sur un haut divan

Parée de bijoux, tellement enjolivant

Non je ne suis pas mort, mais bel et bien vivant »

En conséquence, les anasheed sur les vierges constituent un outil incontournable de l’arsenal médiatique de Daesh pour recruter de nouveaux sympathisants.

Il est donc indispensable de déconstruire cet imaginaire fantasmé autour du Paradis et ses composantes dans le cadre d’une politique de contre-discours. Des actions telles que la création des outils pédagogiques numériques destinés aux jeunes peut s’avérer très utile dans la lutte contre le radicalisme violent.

Par Hasna Hussein

Notes de bas de page :

(1) Franck Buling, « Radicalisation sur Internet : méthodes et techniques de manipulation », in Les cahiers de la sécurité et de la justice, n° 30, 4e trimestre 2014.

(2) Le chercheur a réalisé 8 entretiens auprès des jeunes djihadistes entre 19 et 28 ans et interrogé des individus de leur entourage social. Jihed Haj Salem, « La jeunesse djihadiste à Douar-Hicher. Étude de cas ethnographique », in Le salafisme Djihadiste en Tunisie : États des lieux et perspectives, Institut tunisien des études stratégiques, Tunis, 2014.

(3) La définition générique des dictionnaires est la suivante : « vierge céleste d’une grande beauté promise par le Coran aux fidèles dans le Paradis d’Allah ».

(4) « Des Houris des hommes » (2/2), publié dans Les Cahiers de l’Islam.

(5) « Des Houris des hommes (1/2) », publié dans Les Cahiers de l’Islam. 

(6) Sans aucune possibilité d’identification croisée réelle.

 

Raconter, analyser, avancer.

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