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Déradicalisation ou le fantasme du jihadisme

Wajdi Limam est enseignant-chercheur, doctorant. Sa thèse porte sur l’accompagnement social face aux parcours de radicalisation.

Il propose une réflexion sur le « concept » de radicalisation. Pour lui, il est urgent de cesser de fantasmer le jihadisme pour produire une véritable connaissance du sujet. Tribune.

La question de la radicalisation et de sa prévention suscite une inquiétude légitime de la part des pouvoirs publics et de l’ensemble de la population.

La création de dispositifs d’intervention et de recherche dotés de moyens importants suscite les convoitises de la part de différents acteurs qui agissent sur la question.

Le monde académique n’est pas en reste à travers différentes lignes budgétaires et de chaire dédiée à cette question.

Il n’en reste pas moins, qu’on peut légitimement marquer son agacement quand on voit les excès littéralement nauséabond autour de ces questions.

La défaite militaire de Daech en Syrie ne signifie pas –loin de là– la fin du Jihadisme ou de son nouvel avatar qu’est la radicalisation. La situation terrain ne veut absolument pas dire qu’il va y avoir une réduction des actions criminelles.

Mais, il convient de rester circonspect et de ne pas fantasmer en parlant du « jihadisme comme nouveau mouvement social » qui pourrait concerner l’ensemble de la jeunesse française.

Cette jeunesse dont il faut prendre le temps d’aller explorer les pratiques, les représentations, les normes, en ne tentant pas d’utiliser des grilles interprétatives venues d’ailleurs pour les comprendre.

Nos morts valent plus que vos carrières

Quand on vient d’un quartier populaire, quand on y a milité, quand on a exercé comme éducateur spécialisé, quand on reprend des études universitaires pour tenter de découvrir la vérité et produire des connaissances afin de répondre de la manière la plus efficace au basculement des jeunes vers le meurtre de masse, il n’est pas concevable de laisser dire sans réagir, des Pythies de mauvais augures qui se fondent sur des intuitions enfumées pour prédire l’avenir.

Peut-on vraiment comprendre les mécanismes de radicalisation à travers les terrains du monde arabe et du monde musulman ?

Pourquoi alors, se pencher sur les dynamiques du monde arabe pour appréhender la question de la radicalisation et de sa prévention ?

De la même manière qu’il n’y a pas un « islam politique », il n’y pas un « salafisme », et encore moins un « jihadisme ».

Il a des réalités territoriales et sociales que ne recouvrent la notion alambiquée de « monde arabe » ou « monde musulman ».

Il y a des trajectoires d’acteurs, des interactions entre eux, des relations avec les États, spécifiques à chaque territoire.

Apporter des réponses, ce n’est pas vouloir faire émerger des notions farfelues et dangereuses qui ne vont servir qu’à renforcer les fausses représentations autour de ces questions.

Pour au final n’avoir qu’un seul objectif : renforcer sa propre légitimité dans le champ universitaire et s’assurer des perspectives de carrières.

La prévention de la radicalisation et la déradicalisation participent depuis maintenant plusieurs années à « entretenir » des agents qui ne font que promouvoir un discours de séparation et de confusion, un discours identitaire –osons le terme– en renforçant les craintes des professionnels.

Des notions farfelues : le jihadisme comme mouvement social en France

Si le salafisme peut être un mouvement social en France, il n’en reste pas moins, qu’on ne peut pas confondre les pratiques des salafistes, avec les pratiques des jihadistes.

Avoir une pratique ultra orthodoxe, en faisant le choix de la rupture et de l’isolement, en intégrant un « ghetto » réel ou fantasmé, en refusant les interactions avec le reste de la société, c’est bien entendu un fait. Qui n’a rien d’illégal.

Et refuser l’Autre n’engendre pas une fascination mécanique pour la violence, de la même manière qu’être fasciné par la violence ne veut pas dire qu’on va passer à l’acte…

Aborder la fabrication de la violence, symbolique et réelle, en 2017, en France, c’est avoir le courage de prendre en compte la globalité d’une situation qui confronte des mécanismes sociaux, économiques, dans un contexte national et international, en mobilisant des mécanismes de basculants. Mais encore faut-il prendre le bon fil par le bon bout.

On peut être un « radical », un « extrémiste », et ne pas être violent. Entretenir la confusion entre ces deux catégories, c’est faire de la lutte contre la radicalisation, un dispositif politique identitariste.

La lutte contre la radicalisation n’a pas comme objectif de faire enlever des « jilbab », ou de servir d’alibi à un projet d’intégration qui ne dit pas son nom. Il y a en face de nous des sujets désirants, pensants, dotés de langage et qui cherchent du sens. À nous d’aller voir, sans a priori, ce qui s’y passe.

Partir des pratiques

Pour cette raison, partir des pratiques c’est aussi partir d’un a priori bienveillant, sans jugement.

C’est prendre conscience de l’importance de renforcer le lien social, le vivre ensemble, de partir des fragilités des situations individuelles et collectives pour renforcer des compétences psychosociales.

Mais ce type d’intervention  ne supporte ni l’ingérence, ni l’amalgame. Et impose modestie et abnégation.

L’utilisation de manière incantatoire du terme radicalisation, et sa criminalisation potentiel, empêche, bien évidemment, de délimiter l’objet de recherche et toute tentative de comprendre cette problématique en allant à la rencontre des terrains et de leurs observations.

Il y a de la radicalisation. Il y a des adhésions à des idéologies totales, des comportements de rupture, des tentations de transgression, qui peuvent déboucher, ou pas, sur des actions violentes.

Là encore, l’approche scientifique imposerait modestie dans l’exploration des subjectivités d’une population pour en saisir les malaises.

Exploration qui ne peut pas se faire uniquement dans des environnements où la privation de la liberté est la règle. Ni d’ailleurs dans les espaces virtuels où l’anonymat prime également.

Encore faut-il savoir ce qu’on cherche. Des salafistes ? Des militants des « quartiers » ? Des islamistes ? Des radicalisés ? Des personnes ayant des conduites à risque ?

Ne pas externaliser les débats

De la même manière qu’il y a des trajectoires de jihadistes, il y a des carrières de jihadistes, il y a des désirs d’intégration sociales, il peut, selon les territoires, y avoir des perspectives professionnelles.

Mais bien évidemment, rien de tout cela en France. Ce qui pose la question d’articuler les réflexions et les débats sur ces enjeux.

Partir de là, c’est partir de ce qui est commun, de ce qui est universel, de ce qu’est notre société, malgré ses contradictions. Ce n’est pas construire une grille d’analyse fondée sur les dynamiques internes des pays arabes et des pays musulmans (qui souvent n’ont que peu de liens avec les personnes sensibles à la rupture et au passage à l’acte) et des grilles interprétatives de l’Islam, du niveau du « Petit Barbu illustré ». Mais plutôt, de prendre le risque et la difficulté d’aller chercher les propriétés spécifiques des « jeunes Français » en 2017.

Cacher ce jihadiste que je ne saurai voir !

Au final, le véritable problème se situe bien sur le plan de celles, et ceux qui construisent un discours pour faire émerger des nouvelles catégories, en systématisant et en stigmatisant (parfois malgré eux, reconnaissons-le), des populations qu’ils ne connaissent pas (parler des jeunes d’une ville en banlieue parisienne en partant de la réalité moyen-orientale…).

Parler d’un seul bloc des « quartiers » et vouloir y trouver le « jihadisme », est non seulement un parti-pris théorique risqué, mais surtout malhonnête.

Encore faut-il être en capacité d’interagir avec eux, mobiliser les bons codes, parler la même langue, cerner le sens profond du don et du contre don, et ne pas venir armer de sa matraque et de son salacot (ndlr. casque colonial), pour éduquer ce beau monde.

Wajdi Limam

Pour aller plus loin : 

À lire sur Melting Book. « Les perdants radicaux » : la nouvelle arme de Daech?

À lire sur Orient XXI : « Djihadistes »

Raconter, analyser, avancer.