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Enfants placés : « Dans le fond, les gens ne s’identifient pas »


[#Interview]

Le fonctionnement de l’Aide Sociale à l’Enfance reste mal connu des Français. Le quotidien des jeunes placés émeut. Pourtant, la mobilisation peine sur les violences sociales qu’ils subissent. Exposés à des logiques comptables, les professionnels de la Protection de l’Enfance, l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), se retrouvent exposer au même paradoxe que ces adolescents. Entretien avec Diminga Gomis, psychologue clinicienne dans un foyer éducatif qui accueille des jeunes 14 à 21 ans.





Le documentaire « Enfants placés, les sacrifiés de la République » de Sylvain Louvet, diffusé sur France 3, avait choqué et fait réagir sur les réseaux sociaux. En filigrane, certains téléspectateurs semblaient découvrir la réalité du quotidien des enfants placés. Comment expliquez-vous cela ?



Diminga Gomis : Cela peut émouvoir sur le moment. Mais on ne peut se sentir concerner que si on s’identifie un minimum.


Dans l’imaginaire de beaucoup de gens, l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), ce sont les familles à problème. Je pense que dans le fond, les gens ne s’identifient pas à ces situations qu’on associe à la précarité sociale.

Mais au-delà de l’émotion instantanée, l’intérêt retombe. Bien que l’on sache depuis longtemps que parmi les personnes à la rue, on compte 25% de jeunes sortants des services de Protection de l’Enfance.

Il s’agit de sorties prématurées ou de situations complexes qui n’ont pas permis d’enrayer le cycle d’échecs à répétition malgré l’engagement professionnel des équipes chargées de les accompagner au quotidien.

Après des mois voire des années d’errance et d’hébergement d’urgence, certains parviennent à intégrer un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS).

Dès 16 ans, l’Aide Sociale à l’Enfance met l’accent sur l’accompagnement vers l’autonomie et notamment l’autonomie financière. Les jeunes sont invités à construire un projet d’insertion scolaire et/ou de formation leur garantissant une insertion professionnelle dans les meilleurs délais. Les formations en alternance sont à privilégier.

Pour illustrer, et sans parler des problèmes familiaux et psychologiques autour, une jeune fille de 19 ans qui avait réussi à décrocher son Bac après un premier échec a dit qu’elle voulait aller à l’université. Le responsable de l’ASE lui a répondu qu’elle « devait avoir un projet plus réaliste… »



Les jeunes placés ont souvent connu un parcours marqué par les ruptures, les échecs, la violence, la discontinuité.




Diminga Gomis



Il leur est demandé d’être autonomes bien plus tôt que les autres jeunes, qui bénéficient d’un soutien financier et d’un logement familial jusqu’à l’âge de 25 ans en moyenne. S’assumer, se loger, travailler… Plus de maturité et d’autonomie sont exigés à ceux qui ont moins de ressources et de soutiens familiaux…

D. G : L’accompagnement vers la vie adulte est notre mission principale mais aujourd’hui le système leur demande d’accéder à une autonomie sur des délais extrêmement courts, tout en ayant conscience des vulnérabilités qui sont les leurs, puisque c’est particulièrement parce qu’ils sont vulnérables qu’ils nous sont confiés.

Pour autant, les professionnels de la Protection de l’Enfance sont face à des logiques gestionnaires et comptables qui ne rencontrent pas toujours les logiques d’accompagnement : il faut pouvoir objectiver les progrès, justifier des démarches entreprises par les jeunes.

Ce n’est pas évident pour nous, professionnels, de rendre compte à la fois d’une dynamique d’évolution et d’une dynamique d’accompagnement. Un parcours n’est pas linéaire… Un jeune peut très bien aller bien à un moment donné, accéder à un emploi, puis ne pas le tenir…

Comme tout un chacun ?

D. G : Oui, mais avec des difficultés supplémentaires. Ces jeunes ont des fragilités qui font que la confiance en soi n’est pas solide, la confiance en l’Autre non plus.


La capacité à décoder les exigences d’un contexte de travail, avec des collèges, des rapports hiérarchiques, tout cela ne va forcément de soi.

Les jeunes placés ont souvent connu un parcours marqué par les ruptures, les échecs, la violence, la discontinuité. Ils sont passés par de nombreux lieux de vie ou de placements, ont fréquenté parfois plusieurs établissements scolaires au cours d’une même année, etc.

Ils n’ont pas toujours expérimenté des relations stables et sécurisantes et peuvent souffrir de troubles de l’attachement.

À côté de ces vulnérabilités, ils ont également un potentiel des ressources et de créativité que l’on s’efforce en tant que professionnels de valoriser et de mettre en évidence en gardant à l’esprit que les ruptures de parcours tout comme les phases de régression font partie de l’accompagnement.


L’obtention et le renouvellement d’un « Contrat Jeune Majeur » fait partie de leur parcours. Expliquez-nous l’importance de ce contrat ?

D. G : C’est un contrat à destination des jeunes de 18 ans qui est signé par l’Aide Sociale à l’Enfance. Il permet à un jeune placé à l’ASE de continuer à bénéficier de la protection de l’enfance bien qu’il soit majeur.

Ces contrats sont d’une durée variable : on y définit des objectifs avec le jeune majeur, le lieu d’accueil et les conditions de son renouvellement. Il faut en revanche que le jeune en fasse la demande.

Le jeune doit faire un courrier de demande qui explique pourquoi il estime avoir encore besoin d’un suivi et justifier d’un réel besoin pour l’obtenir. Puisqu’ils sont majeurs, on  le fait généralement en amont de leur date d’anniversaire avec les référents éducatifs… quand il y en a un.

Certains jeunes n’ont pas de référent éducatif ?

D. G : Les travailleurs sociaux enfance qu’on appelait référents éducatifs ont vu leur mission évoluer.

Jusqu’il y a encore quelques mois, chaque jeune relevant des dispositifs de la Protection de l’Enfance avait un référent éducatif qui était un interlocuteur privilégié dans ces situations.

Ces professionnels avaient une connaissance de longue date de la situation du jeune et de sa famille ; et donc, pouvaient témoigner d’une évolution et remettre les choses en perspective quant à l’histoire familiale et au parcours du jeune.

Aujourd’hui, l’ASE a mis en place des postes de coordinateurs de parcours qui ont en charge le suivi des jeunes placés exclusivement. Récemment nommés sur les situations, ils n’ont pas toujours connaissance des antécédents. Certains départements vont jusqu’à ne pas nommer de coordinateurs pour les jeunes majeurs.

Les équipes des foyers éducatifs accompagnent les jeunes au quotidien. Les référents étaient dans une position plus distanciée. Il était important de pouvoir faire le point avec eux autour des jeunes. Cela permettait d’être dans une cohérence d’accompagnement et d’avoir une approche la plus globale possible.

Aujourd’hui la proximité, l’articulation que l’on pouvait avoir avec les référents est moins évidente, pour les projets personnalisés d’accompagnement, par exemple.


Dans le cadre d’un suivi, les Contrats Jeunes Majeurs (CJM) sont bénéfiques et indispensables pour les enfants placés. Mais c’est bien leurs durées qui posent problème…


D. G : Les durées des contrats sont assez courtes : on peut avoir des contrats de 6 mois, voire 3 mois. Ces délais rendent difficiles la possibilité de se projeter avec toujours le sentiment d’avoir à rendre des comptes pour ces jeunes : « est-ce que les objectifs ont été remplis ? Qu’est-ce que tu as pu mettre en place ? »

Cela est très réducteur et nous amène à nous focaliser sur des évolutions très objectives : par exemple, un contrat de travail pour le jeune.

Or ce qui sous-tend notre accompagnement relève aussi d’autres registres, clinique notamment. Un jeune qui a pris confiance en lui, qui se met moins en danger, qui arrive à créer du lien…

Ce sont des évolutions positives que l’on met en avant dans les écrits que nous transmettons à l’ASE pour aider à leur prise de décision, mais ce n’est pas évident de les objectiver. 


Quand il s’agit de renouveler le contrat, que l’on fait état de la dynamique engagée, on nous dit : « oui, mais encore ? » parce qu’un contrat de travail ou des perspectives d’entrée en formation pèsent plus lourd dans la balance.

Cela réduit les critères à des considérations d’autonomie financière ou d’insertion professionnelle. Et c’est très difficile d’élargir la notion d’autonomie aux dimensions psycho-affectives et sociales. Ce qui rend particulièrement délicat l’exercice d’écriture des rapports éducatifs et des notes de situation psychologiques.


Justement, en tant que psychologue, vous êtes une personne-ressource pour ces jeunes, qui se reposent sur vous et dépendent de votre soutien. Comment vivez-vous cette responsabilité ?

D. G : En effet, cela met beaucoup de pression sur les professionnels. Pour qu’il ait renouvellement de contrat, il faut qu’il y ait rapport éducatif accompagné d’une note de situation psychologique et du courrier de demande du jeune. L’enjeu de ce rapport est de taille pour le renouvellement du contrat.

Il faut pouvoir, dans cet écrit, rendre compte à la fois de l’évolution, des difficultés à surmonter, de la dynamique du jeune.

Mais les critères de renouvellement de ces Contrats Jeunes Majeurs ne sont pas toujours lisibles, ni pour nous, ni pour les jeunes. Cela renforce cette pression.


D’une part, nous essayons d’être le plus exhaustif possible. Mais, d’autre part, ce sont des écrits qui restent dans les dossiers des jeunes… Donc, il faut en dire suffisamment, mais peut-être, pas trop non plus.

Que faudrait-il faire selon vous ?

D. G : Il faudrait systématiser ces Contrats Jeunes Majeurs au moins jusqu’à l’âge de 21 ans.

Que le jeune et les professionnels qui l’accompagnent aient le temps de voir venir et d’ouvrir des vraies perspectives d’avenir et que nous ne soyons pas suspendus tous les 3-6 mois à cette question-là des renouvellements.


Ce qui important dans le travail que l’on mène ensemble, c’est de les amener à verbaliser les paradoxes du système et de réfléchir à la manière dont on peut les dépasser.

Diminga Gomis

La proposition de Loi « visant à renforcer l’accompagnement des jeunes majeurs vulnérables vers l’autonomie » passée par l’Assemblée nationale en juin 2018, allait de sens. Mais elle a été renvoyée à la Commission des Affaires… Quel est votre sentiment ?


D. G : La proposition de la député Madame Bourguignon portait cette idée de systématiser ces contrats au moins jusqu’à 21 ans pour éviter ce qu’on appelle les « sorties sèches » : que les jeunes se retrouvent sans rien, donc à la rue, à 18 ans.

À l’arrivée, ce n’est plus cela : il n’est plus question de systématiser. Les critères seront encore plus limitatifs puisque pour bénéficier d’un CJM, les jeunes devront pouvoir justifier d’une antériorité de suivi ASE d’au moins 18 mois.


Cela exclut de fait, les jeunes confiés à l’ASE après leurs 17 ans. Actuellement il y a des objectifs dans les contrats, mais ils sont discutés avec les jeunes.


Là, ils seront fixés en amont uniquement par l’ASE. C’est la douche froide. Il faut encore que le Sénat se prononce. Peut-être y aura-t-il une mobilisation d’ici-là.





Comment les jeunes vivent cela ?

D. G : Ils se plaignent de devoir, à chaque fois, se justifier, de prouver leur sérieux alors qu’ils se débattent au quotidien avec notre aide pour surmonter leurs traumatismes, ne pas reproduire leurs échecs passés, ne pas retomber dans les mêmes comportements transgressifs ou à risque.

Certains nous disent « ce n’est pas normal d’avoir à se justifier sans cesse pour avoir un logement », d’autres nous disent : « Mais je n’ai que 18 ans et demi, j’ai encore des choses à apprendre pour devenir autonome… ». Ce qui est très juste.

Ce qui important dans le travail que l’on mène ensemble, c’est de les amener à verbaliser les paradoxes du système et de réfléchir à la manière dont on peut les dépasser.


On les expose inévitablement à des situations qui s’avèrent violentes.




Diminga Gomis



Vous avez sans doute remonté vos difficultés à l’administration compétente. Quels sont les retours ?

D. G : C’est bien ça le problème : il n’y pas de discussions. Ou disons plutôt que les discussions ne se situent pas au même niveau avec d’un côté les directions et de l’autre les coordinateurs de parcours.

L’évolution de leurs missions les plonge eux-mêmes dans un certain flou, voire peut venir remettre en question leur idéal professionnel. Ils se retrouvent à devoir appliquer les directives et répondre à l’injonction de réduire les CJM. De plus, les politiques diffèrent d’un département à un autre.



Quel est votre regard sur la situation de la Protection de l’Enfance, aujourd’hui, en France ?

D. G : C’est compliqué. D’un côté, on se dit qu’en tant que professionnel, on a une mission de protection vis-à-vis de ces jeunes vulnérables et fragilisés, de l’autre, on les expose inévitablement à des situations qui s’avèrent violentes. Et c’est l’ASE, l’Institution même chargée de leur protection qui met en œuvre cela.

Qu’est-ce que nous pourrions améliorer?

D. G : Ce qu’il manque c’est l’articulation entre les services. Quand on doit remplir tous les trois mois des rapports, on a du mal à prendre le temps de contacter son collègue qui travaille dans la structure d’à côté.

Chacun est tout à sa difficulté, et ce, à tous les étages : les travailleurs sociaux, les cadres, les directeurs d’établissement, etc.


Tout cela a des conséquences sur l’évolution des jeunes, la pratique des professionnels et la survie des établissements d’accueil.

Mais au-delà de l’articulation entre les services, il surtout faut du temps ; le temps de l’élaboration psychique pour les jeunes, et pour les équipes.


Rédactrice en chef de MeltingBook, formatrice éducation aux médias, digital & dangers du web

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