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Idriss Aberkane : « Pour réussir, un entrepreneur doit désobéir »

[#Interview]

Esprit critique vif et bien au fait du terrain, Idriss Aberkane baignait dans l’univers de l’entrepreneuriat avant même de devenir surdiplômé, d’écrire deux best-sellers et d’offrir ses conseils à des boîtes, en France et à l’étranger. Autant de succès nés d’une volonté de “renverser l’establishment” ? Sans doute. Rencontre avec Idriss Aberkane, l’entrepreneur.


 

Sarah Hamdi : C’est quoi, selon vous, le métier d’entrepreneur ?

Idriss Aberkane : Entrepreneur, c’est vraiment le métier le plus dur au monde. C’est le métier qui crée les civilisations. Ces civilisations naissent parce que des gens prennent un risque à un moment de faire quelque chose qui n’a jamais été fait, c’est ça être entrepreneur.

Les civilisations naissent par l’accumulation de surplus agricole, etc. Mais ça, c’est une entreprise. L’Amérique redécouverte par Christophe Colomb, c’est une entreprise. Il va voir Élisabeth de Castille et  lui dit : “j’ai un projet qui va remporter tant”. C’est un business plan qu’il lui présente. Il lui dit : je vais développer une nouvelle route commerciale vers l’Inde.  

On sait que Christophe Colomb était un sale type en l’occurrence, mais il a fait un pivot puisque, arrivé sur place, il voit que son projet de relier les Indes est foutu.  Donc, il décide de s’intéresser à ce qu’il a relié. C’est typiquement ce qu’on appelle un pivot dans une start-up. C’est comme ça que Twitter s’est crée par exemple.

S : Prendre beaucoup de risques, en somme…

I.A. : Entrepreneur, c’est infiniment difficile vraiment. Et en aucun cas un fonctionnaire, un représentant de l’État, un haut fonctionnaire, en l’occurrence, parce que, attention il y a quand même tout un tas de fonctionnaire qui prennent des risques dans leur vie. Mais un haut fonctionnaire qui justement a la caractéristique de prendre le moins de risques dans la hiérarchie, va dire à l’entrepreneur : “je connais mieux votre métier que vous, donc je vais vous l’expliquer parce que, quand même, vous n’êtes pas très bon.” Eh bien, ça ne marche pas ça.

Aux Etats-Unis, les Steve Jobs, on les invite au gouvernement pour donner des conseils. Tim Cook a été reçu plusieurs fois par Donald Trump et Steve Jobs a été invité à l’époque par Dmitry Medvedev. C’est comme ça qu’on fait les choses normalement, ces personnes-là ont des choses à dire aux administrateurs. Que ce soit des administrateurs qui décident de prendre ça en main avec de l’argent public, ça ne pouvait qu’échouer et ça a effectivement été un énorme échec.

Apple, Facebook, Tesla… La Silicon Valley concentre les mastodontes du numérique et des hautes technologies.

L’échec, il se mesure de façon très simple. Combien de proportion du venture capital (capital-risque en français, ndlr) la France attire-t-elle ? La dernière fois que j’ai vérifié le chiffre était 1,1% de venture capital mondial pour toute la France.

Maintenant, la Silicon Valley c’est 9,6 % pour San José, 15,4% pour la zone de San Francisco. Quand vous captez 26% dans une seule zone : l’axe San José – San Francisco. Donc, une zone aussi grande que le quart de la Bretagne prend 26 fois plus de venture capital que tout le pays. Il y a un problème et on ne peut pas parler de réussite, quelle que soit la façon dont on le tourne.



S : Pour réussir son parcours dans l’entrepreneuriat, quelles sont les qualités dont doit disposer un bon entrepreneur ?

I.A. : L’entrepreneuriat, c’est beau parce qu’il y a une qualité qui dépasse de très loin toutes les autres. Vraiment aucune qualité n’arrive à la cheville de la persévérance dans l’entrepreneuriat. Aucune ! On peut avoir la meilleure vision, on peut avoir la meilleure éducation, on peut avoir le meilleur leadership, la persévérance, c’est number one !

Bien sûr, il y a plein d’autres qualités utiles, la capacité à choisir les Hommes. Mes pires erreurs d’entrepreneuriat, c’est m’être mal entouré, avoir pris les mauvais associés. Ce sont des erreurs qu’il faut assumer. Avoir mis ces gens à telle ou telle position, c’est mon erreur.

Par exemple, le choix de Steve Jobs, par bêtise, par complexe d’infériorité, de mettre John Sculley, l’ancien patron de Pepsi à la tête d’Apple. Faramineuse connerie. Comme il l’a dit lui-même d’ailleurs : « il met un vendeur d’eau sucrée à la tête d’une boîte qui est là pour changer le monde ».

Qu’est-ce que tu veux dire à tes enfants que tu as vendu de l’eau sucrée toute ta vie ou que tu as changé le monde avec moi ? Sculley c’était une erreur de casting monumentale, qui a foutu Apple dedans et qui a enchaîné parce qu’après on crée une culture de management orthodoxe et de management mécanique, qui a amené un pire que Sculley, à savoir Gil Amelio.

Gil Amelio, c’était le Jean-Claude Van Damme du management chez Apple. On lui doit cette légendaire phrase : « Apple est un bateau avec un trou dans la coque et mon job c’est de faire en sorte que tout le monde rame dans la même direction ». Jean-Claude Van Damme sort de ce corps… Ce type-là qui s’est retrouvé à la tête d’Apple par total accident quoi.

Donc, savoir bien s’entourer, bien choisir ses associés, c’est ô combien important. C’est très dur l’entrepreneuriat. C’est dans l’histoire du monde, ce qu’il y a de plus dur avec la connaissance de soi et avec la sagesse.


Les entrepreneurs du temps de Socrate, plus personne ne connaît leurs noms, même si leur impact a été majeur sur leur époque et sur les conséquences de leur époque. Mais, plus personne ne connaît leur nom. Socrate si…

La connaissance de soi, c’est l’activité humaine la plus difficile. Mais l’entrepreneuriat est un bon numéro 2 parce que c’est précisément la connaissance de soi qui est nécessaire pour mener à bien une carrière d’entrepreneur. Et la persévérance, réellement ! Ne jamais abandonner.

On le voit avec Jack Ma. Jack Ma c’est extraordinaire, le type a été balourdé chez KFC, on ne peut pas faire plus violent quoi. Sur une promotion de candidats chez KFC Chine, il y en avait 27 qui ont été pris, lui c’était le 28e. Ce type n’était même pas bon pour être pris chez KFC. Alors qu’aujourd’hui c’est la première fortune de Chine et il a créé le leader chinois Alibaba.com, un leader mondial d’ailleurs devant Amazon maintenant (Ali Baba a fait des scores supérieurs à Amazon certaines années).

Donc, la persévérance. C’est le genre de question à laquelle on veut une réponse très simple, très claire sans blabla, la qualité numéro 1 sans laquelle un entrepreneur ne peut pas réussir c’est la persévérance face au pire des problèmes, faillite, liquidation, procès, n’importe quoi. Les pires épreuves qu’un entrepreneur peut ramasser. Il faut persévérer.

S : Oui, mais persévérer jusqu’où ?

I.A. : Alors, normalement jusqu’au succès, c’est bien ça le truc. C’est qu’il faut recommencer. Ça ne veut pas dire qu’il faut s’entêter dans une voie. Quand une voie échoue, ça ne veut pas dire qu’il faut foncer tête baissée, mais recommencer, recommencer, recommencer.

S : Un exemple ? 

I.A. : Le pivot est une forme de persévérance. Quand une entreprise pivote, on pourrait croire que c’est l’opposé de la persévérance, pas du tout. C’est la persévérance intelligente, on recommence. La boîte qui a créé Twitter, plus personne ne connaît son nom. C’était une petite équipe qui faisait du microblogging et ils ont eu l’intelligence, de reconnaître que c’est là-dedans qu’il fallait mettre toutes les ressources.

S : Je voulais revenir sur votre première entreprise que vous avez créée à l’âge de 23 ans, en Afrique. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a amené à entreprendre ?

I.A. : J’avais vu une première une ferme pilote dans un village au Sénégal qui s’appelait « POUT ». Cette exploitation agricole africaine m’avait beaucoup impressionné, en particulier, parce qu’elle avait des papillons, c’est marquant en matière de biodiversité, car en présence de phytosanitaires et de pesticides, les papillons sont les premiers insectes qui disparaissent sur une exploitation agricole.

Je m’intéressais énormément aux microcrédits à l’époque, je faisais mon master Approches Interdisciplinaires du Vivant, et tout mon sujet de cette thèse de master était la banque bio-inspirée : « Comment faire du microcrédit qui soit inspiré par la biologie ? » Donc, la façon dont l’énergie et l’information circulent dans les écosystèmes.

Je m’étais dit que ça serait une belle façon d’optimiser la répartition du crédit et du microcrédit, à taux zéro, en l’occurrence, puisqu’on est dans un environnement très sensible à la position de la banque islamique, et donc l’idée est partie de là : c’était la vision d’un biologiste sur l’économie du développement…

S : Du coup, cette ferme agricole est-elle toujours active ?

I.A. : Absolument, elle est toujours active. C’est un de mes plus grand succès, même si c’était purement humanitaire au départ. On a planté plus de 25000 arbres en zone sahélienne. On a alphabétisé plus de 150 familles. On continue dans cette lancée, et on n’a bénéficié d’absolument aucune subvention, donc vraiment tout était fait en fonds propres.

S : C’est situé où exactement en Afrique ?

I.A. : À côté de Richard-Toll, dans la vallée du fleuve Sénégal. C’est juste à côté d’un monument historique qui s’appelle « La folie du baron Roger ». C’était cette époque où la France avait des émissaires coloniaux dans la zone et un grand bâtiment a été construit qu’on appelait « une folie », c’est-à-dire, une sorte de château en plein désert.

S : Ce projet semble être un succès, vous n’avez pas voulu l’exporter ?

I.A. : Si j’essaie, mais alors on avance prudemment. Pour scaler, parce qu’en fait ce que vous posez comme question, c’est la scalabilité du projet (ndlr : de l’anglais “scalability” : adapter à grande échelle).

Il faut deux ingrédients qui sont difficiles à obtenir en Afrique. La confiance et le crédit.

Pour l’instant, tout se fait en fonds propres. On n’a jamais mobilisé le moindre crédit bancaire dès le début et d’ailleurs quand on a demandé des crédits bancaires, je ne vais pas dire de quelles banques il s’agit —mais c’était des banques françaises en l’occurrence, en Afrique— on nous a immédiatement demandé des bakchichs.

S : Traditionnel…

I.A. : Voilà… Ce qui est dingue, c’est que les banques africaines fonctionnent avec du liquide. Les banques africaines ne prêtent pas du tout à hauteur d’une banque justement occidentale, tout le monde sait que les banques africaines fonctionnent sur liquide et cela permet à la France notamment d’équilibrer sa position dans la zone euro.

La France a un euro qui est un “Deutsche Mark” aujourd’hui, alors que son économie interne ne le mérite pas, mais elle a l’accès aux francs CFA qui sont convertibles à taux fixe avec l’euro. Ces francs CFA représentent la contribution française à l’euro.

Cela s’appuie sur des tas de faits bancaires en Afrique de l’Ouest, mais pour scaler il aurait fallu que je trouve des intermédiaires de la plus haute confiance, j’insiste quand je dis de la plus haute confiance. Je n’ai jamais retrouvé un niveau de confiance tel que celui que j’ai avec Aliome THIAW, mon directeur général sur place. Je ne l’ai jamais retrouvé quand j’étais ailleurs, même en Suisse.

En Suisse, j’ai confié des affaires à des représentants, des directeurs généraux payés très chers qui se sont avérés être catastrophiques et absolument indignes de leur mandat alors que la Suisse est beaucoup plus réputée comme à la fois stable et digne de confiance.

S : Existe-t-il un entrepreneuriat à la française ?

I.A. : Oui, il y a un entrepreneuriat à la française qui correspond d’abord au système juridique français dans lequel la confiance est quasiment inexistante.

Beaucoup de gens ont écrit dessus notamment Alain Peyrefitte qui a écrit “La Société de confiance” (1995) et d’autres essayistes plus récents qui ont écrit “La Société de défiance s’autodétruit : Comment le modèle français s’autodétruit” (2007, Pierre Cahuc et Yann Algan).

Le système juridique français qui a été exporté dans les ex-colonies françaises est un système où l’intermédiation de l’État est nécessaire dans toutes les activités économiques et civiles.

Et parce qu’il sous-tend ou bien, ce qu’il crée—on ne peut pas savoir qui de l’œuf ou la poule est arrivé en premier— il a pour conséquence (ou bien il est la cause) de ce que les gens ont beaucoup de mal à contracter entre eux sans faire appel à une tierce personne représentante de l’État.

Alors c’est soit le notaire qui est en soi un représentant indirect de l’État puisqu’il est diplômé de l’État. Soit bien sûr l’État directement.

Ce n’est pas du tout ça qu’on a dans le droit anglo-saxon et dans la conduite anglo-saxonne des affaires. La contractualisation de pair à pair est sanctuarisée et régie par le droit. Il ne pourrait pas y avoir de Silicon Valley sans elle, par exemple.

L’une des premières choses qu’on doit observer, c’est que l’entrepreneuriat à la française est systématiquement triangulaire. Il y a systématiquement « au-dessus » de deux personnes, physiques ou morales : l’Etat, en toute affaire.

Cette intermédiation de l’État qui n’est pas volontaire créée un comportement entrepreneurial différent qui peut avoir des conséquences très diverses. Les start-up dans l’entrepreneuriat français n’envisagent pas une seule seconde le succès sans le recours à l’Etat. Et on le voit systématiquement.

L’Etat anime le label “French Tech” en France, un label unique au monde, mais dans le mauvais sens du terme puisque aucun état n’a jamais agité comme ça pour faire la promotion de ses technologies à l’échelle nationale auprès des autres états…

Il n’ y a pas de German Tech, il n’y a pas de Japan Tech, il n’y a pas de California Tech… Ce sont des réputations qui se sont faites toutes seules par la qualité de l’atmosphère entrepreneuriale allemande, japonaise ou californienne.

En aucun cas, l’état de Californie n’a essayé de créer un label California Tech exporté dans le monde. Pour la simple et bonne raison que c’est totalement opposé à la vision anglo-saxonne du pair à pair, c’est-à-dire, si une personne considère qu’une start-up est bonne, elle peut le voir directement. Elle n’a pas besoin d’attendre que l’Etat le lui dise.

Cette triangularité systématique de l’entrepreneuriat en France se manifeste donc par le label French Tech, entre autres.

Mais elle se manifeste de différentes  manières et elle a été très largement exportée dans toutes les anciennes colonies françaises en Afrique.

S : En 2017, avec la « start-up nation » d’Emmanuel Macron, beaucoup d’entrepreneurs ont cru à un véritable renouveau. Selon vous, c’est quoi le problème : qu’est-ce qui fait que ça coince aujourd’hui ?

I.A. : Oui, mais le système ne veut pas se réformer, comme je vous l’ai dit une Silicon Valley, ça se mérite, ça nécessite vraiment une attitude contre-culturelle. Désobéissance, désobéissance, une DÉ-SO-BÉI-SSANCE.

Cela nécessite de la contre-culture et de la désobéissance, parce que toute innovation est une désobéissance.

C’est une question de climat vraiment c’est comme poser la question : pourquoi les vignes ne poussent pas en Écosse ? Parce que l’humidité, le froid et le vent détruiraient n’importe quelle vigne.

Physiquement on comprend pourquoi les vignes ne poussent pas en Écosse. Pourquoi on ne fait pas de bons vins en Écosse ? Alors on fait un autre truc qui est bon aussi, c’est le whisky, puisqu’il y a d’autres choses qui poussent là-bas.

Alors, pourquoi la vigne des start-up telles qu’elles sont dans la Silicon Valley ne pousse pas en France ? Parce que le climat n’est pas du tout compatible avec ce qu’il faut pour que ces start-up de la Silicon Valley y poussent.

De la désobéissance, de la contre-culture. Vous ne verrez jamais et, je dis bien jamais, quelqu’un qui quitte Polytechnique sans diplôme pour créer une boîte, jamais ! Aux États-Unis c’est le mythe fondateur de la Silicon Valley, William Hewlett et David Packard ont quitté Harvard sans diplôme. Et mieux que ça, à l’invitation de leur prof.

S : Ce serait juste impensable ici.

I.A. : Oui, ça serait impensable. Cela nous donne tout de suite les vraies raisons fondamentales. On peut parler de poudre aux yeux, parce que c’est ça au fond. C’est comme si les Écossais agitaient :

“Oui, j’ai regardé, j’ai plein de photos, on a des vignes. Il y a quelqu’un qui a goûté à votre vin ? Non, non, mais on a des vignes et ne vous inquiétez pas, notre vin, il est super.”Et dès que quelqu’un y goûte…

Les start-up françaises ne cassent pas trois pattes à un canard malheureusement. Toutes les grandes start-up françaises se sont incorporées à l’étranger ou elles recrutent à l’étranger.

Criteo, ils sont sur le Nasdaq, ils ne sont certainement pas à la Bourse de Paris. Ubisoft ils ont embauché comme des malades à Montréal. Ils ne sont pas fous. À l’époque où Fleur Pellerin disait : « je vais faire de Paris la capitale des jeux vidéo ». Il n’y a pas de problème, mais, en attendant, c’est Montréal qui a chopé l’immense majorité des emplois qualifiés d’Ubisoft, qui est capitale du jeu vidéo.

Il y a un côté divin dans l’état en France. L’idée que le gouvernement est omnipotent. “Au commencement était le Verbe”, voilà.

Dieu effectivement dans la Bible peut dire “que la lumière soit”, c’est dieu en même temps… Ce n’est pas l’État français. Donc l’État français croit être investi de ce pouvoir divin de pouvoir dire : « que la start-up nation soit », « Que la Silicon Valley soit », « Que la French Tech soit ». Mais ça ne marche pas.

S : D’où prendrait racine cette illusion de “toute-puissance” ?

I.A. : Cette illusion totale d’être divin remonte à l’état français bien avant la République, à Louis XIV et la monarchie de droit divin. Cette idée que le bon vouloir du roi va permettre de modifier la réalité. C’est ce qu’on appelle une illusion de grandeur qui malheureusement est très symptomatique en France.

La Silicon Valley n’a pas, aussi bizarre que ça puisse paraître, cette illusion de grandeur alors que c’est la plus grande création de richesse, avec peut-être la route de la soie. Cette contre-culture, il ne faut pas oublier, c’était les hippies après Hewlett et David Packard, qui donc, sortent sans diplôme. On a avec le mouvement hippy, la volonté de battre l’establishment, de faire mieux qu’eux. Il ne faut pas oublier que c’est à Berkeley qu’a émergé le mouvement des Black panthers, etc.

La France, elle, cultive le « reste à ta place ». Je suis très bien placé pour en parler parce que quand j’ai décidé de passer trois doctorats et d’intervenir dans Le Point, immédiatement, on m’a dit « reste à ta place ».

Cette culture du « reste à ta place » est beaucoup trop profondément ancrée en France. Même si, en réalité, elle n’est pas fondamentalement française.

S : C’est-à-dire, pas fondamentalement française ?

I.A. : Si l’on voulait avoir une vision un peu essentialiste de la France, parler d’une France éternelle, etc. Jules Vernes, Napoléon, c’étaient l’opposé du « reste à ta place ». Napoléon se couronne lui-même et quand on voit le sacre de Napoléon, le Pape est derrière lui. Mais l’acte : ce n’est pas le Pape qui lui a mis la couronne. Ça, c’est l’attitude française par excellence. L’attitude franche, libre.

Jules Verne, n’en parlons pas, Gustave Eiffel, etc. C’est un bilan de Ferdinand de Lesseps pour le canal de Suez. En réalité, cette attitude du « reste à ta place », elle ne représente pas la vraie France, mais aujourd’hui elle est une maladie.

Le « reste à ta place » en France est une maladie. Ce n’est pas la France, mais la France a fini par se définir comme tel. Et ça, c’est une interdiction absolue de toucher à la Silicon Valley.

S : Vous dites que l’attitude du « reste à ta place » ne représente pas la vraie France. C’est qui cette vraie France dont vous parlez ?

I.A. : Ce sont les gens qui portent l’histoire de France. Les Français normalement, ça veut dire “les Francs”, le peuple libre. C’est tout. Les Francs, c’est définissable comme le peuple libre. En allemand, la France est Frankreich, point. Le royaume de la liberté. C’est quand même pas rien ! « Le royaume des gens libres ».

Si un entrepreneur se retrouve avec un siège bébé dans sa voiture d’entreprise, l’URSSAF va le dégommer. Une ministre utilise sa voiture de fonction pour les weekends, aucun problème ! Alors que techniquement un entrepreneur a beaucoup plus le droit d’utiliser sa voiture d’entreprise pour le weekend étant donné que son entreprise, c’est quand même quelque chose qu’il a créé de toutes pièces et qui n’existait pas avant lui.

Mais le ministre n’a pas créé son ministère, ce n’est pas une prise de risque acharnée de sa part dans laquelle il a laissé une partie de sa santé qui l’a amené à créer son ministère. Donc, il bénéficie d’argent public qui est prélevé de façon obligatoire, il utilise cet usufruit public à des fins personnelles. Comme, par exemple, Manuel Valls quand il est parti avec un avion de l’État assister à un match en Allemagne, avec sa famille, en plus.

Cela prouve bien qu’il n’y a pas d’égalité dans le droit, puisque d’un côté un entrepreneur qui met ne serait-ce qu’un siège bébé dans sa voiture, va tout de suite se faire redresser par l’URSSAF de la façon la plus brutale qui soit, et de l’autre un ministre, qui fait infiniment pire, n’a aucun problème. C’est là que la France se coupe de ses droits d’origine, liberté, égalité.

En Russie, quand vous créez une entreprise l’état n’a rien à vous demander pendant deux ans. Même pas de démarches administratives, rien. En France, quand on veut entreprendre, tout de suite le premier CERFA tombe à peine l’entreprise est enregistrée.

S: C’est intéressant ce que vous dites sur la French Tech, que pensez-vous justement de ce label ?

I.A. : Ah, dès le début, j’ai été extrêmement clair et ça m’a valu un nombre d’ennemis considérables. J’ai dit que c’était de la poudre aux yeux. La Silicon valley ne s’est pas faite comme ça, la Deutsh Qualität ne s’est pas faite comme ça. Il n’y a pas de Japan Tech, il n’y a pas de British Tech, il n’y a pas de German Tech, il n’y a bien sûr pas de Silicon Valley Tech comme label.

Justement, créer un label de la sorte procède de cette attitude typiquement française qui a été dénoncée par le législateur suisse Fathi Derder. Il a fait une tribune là-dessus ; elle a été virale « Crise française : c’est le début, d’accord, d’accord ».

Fathi Derder recevait une délégation de sénateurs et de députés français au Parlement suisse, dont il fait parti à ce moment-là, et il décrit l’attitude de ces législateurs français dans mon pays puisqu’ils viennent en Suisse. Il dit cette attitude française, c’est : “si vous n’êtes pas d’accord avec moi : c’est que j’ai mal expliqué et c’est que vous avez mal compris”.

Il n’y a pas de possibilité que vous ne soyez pas d’accord avec moi, c’est la seule possibilité envisageable. Donc, non seulement, j’ai raison. Mais, en plus, il est probable que vous soyez un peu plus bête que moi. Donc, je vais reprendre l’explication tranquillement pour que vous compreniez que j’ai raison, parce que, de base, j’ai raison.

Je le recommande vraiment parce que il a connu un bel écho en France mine de rien, même si les leçons qu’il recommande de tirer n’ont pas été tirées.

S : Vous avez d’autres exemples pour illustrer cette attitude-là ?

I.A. : Rappelez-vous ce commentaire qui avait été fait par un représentant de La République En Marche (LREM) qui disait “je pense que nous avons été trop intelligent pour les Français”. Cette attitude malheureusement, la French Tech la déploie sans aucune honte.


Je l’ai connu bien avant la French Tech, puisque je suis j’ai été pré-doctorant de l’École Normale Supérieure (ENS) et quand j’y suis rentré je ne connaissais pas tous ces classements. Les classements universitaires étaient inconnus à ma génération.

Gabriel Ruget, le président de l’université de l’ENS à l’époque, nous fait un discours en disant : “Voilà il y a ces classements-là qui commencent à sortir, on n’est pas premier”, il marque une pause, “mais c’est parce que ils ont pas encore compris qu’on est les meilleurs”.

C’est ça, c’est l’attitude de la French Tech, c’est-à-dire qu’on va dépenser de l’argent du contribuable et on va l’agiter à Las Vegas parce que ces pauvres gens de la Silicon Valley, ces pauvres gens de Zhongguancun en Chine ou bien du Japon ne peuvent pas comprendre qu’on est les meilleurs, on est tellement meilleurs qu’ils ne peuvent pas comprendre. Il faut qu’on fasse de la pédagogie pour qu’ils comprennent qu’on est les meilleurs. C’est du marketing pour dire : « voilà vous n’avez pas vu qu’on est les meilleurs, regardez ! » Alors que bon, qu’on soient les meilleurs, c’est un peu le métier d’un entrepreneur de le savoir…

S : C’est son métier justement, qu’est-ce que cela implique ?

I.A. : Si un type est investisseur, c’est son métier, il n’a pas besoin que l’État français lui apprenne, il sait lui-même reconnaître un bon environnement start-up, une bonne start-up.

Donc, aller lui dire qu’il ne connaît pas son métier et que l’État français va le lui expliquer, cela ne peut qu’échouer et c’est pour ça que la French Tech n’est connue que des Français à l’étranger.

S : Désillusion totale pour ceux qui se sont laissés séduire.

I.A. : Clairement, c’est une des grandes illusions de la même façon que les grandes écoles ne sont connues que des Français de l’étranger, c’est clair. Personne ne connaît Polytechnique, Normale-Sup ou Centrale à l’étranger. Si vous demandez à Stanford ce qu’ils pensent de Normale Sup’ ou Polytechnique, ça va les faire rigoler.

C’est la même chose sur la French Tech, les seuls qui la connaissent, ce sont les Français à l’étranger, et effectivement ils en parlent. J’ai vu des Français à Singapour en parler, etc.

Jon Evans, journaliste canadien, a fait une tribune incendiaire sur la French Tech dans TechCrunch, un des journaux d’autorité sur les start-up. Jon Evans dit que pour qu’une start-up réussisse, elle doit défier le statu quo. Il faut qu’elle ait comme cœur de projet l’envie de bouleverser l’establishment.

S : Comme qui ?

I.A. : C’était clairement le coeur de projet de Steve Jobs qui voulait bousculer IBM, ce qui était complètement fou en soi. Une petite start-up dans un garage qui va bousculer le deuxième employeur et la plus grosse société des États-Unis à l’époque devant ExxonMobil (qui n’avait pas encore fusionné).

Steve Jobs a construit avec Steve Wozniak les premiers ordinateurs d’Apple… dans le garage de sa maison d’enfance de Los Altos (Californie). ©REUTERS



Jon Evans dit clairement : “Est-ce que vous imaginez Airbnb essayer d’être racheté par Marriott ?” Forcément non, chez Airbnb, quand ils se levaient le matin —même avant de peser 65 milliards— ils n’essayaient pas d’être racheté par Marriott. Justement John Evans écrit ça dans TechCrunch et dit, eh bien, les start-up françaises, leur rêve, c’est d’être acheté par une boîte du CAC…

Il n’y a actuellement pas de boîte du CAC qui ait moins de 40 ans, aucune.

S : A contrario, en France, est-ce qu’il ne faut pas à l’inverse, entrer dans une case bien précise pour réussir ?

I.A. : La Silicon Valley se mérite. Ce n’est pas quelque chose que l’on décrète. C’est comme la fraternité. La liberté, on peut la décréter. L’égalité, on peut la décréter. Ça peut être mis dans la loi : la liberté et l’égalité peuvent être légiférés. La fraternité, elle, ne peut pas l’être.  

On ne peut pas faire passer une loi et dire : “allez-y : fraternité, allez-y fraternisez bande d’abrutis.”

Alors la Silicon Valley, c’est une fraternité technologique basée autour d’un idéal et d’une innovation qu’on ne peut absolument pas décréter. Toutes les tentatives de la France pour la décréter se sont soldées par des échecs absolument cuisants.

Depuis le « Plan calcul », malgré le fait qu’il était proposé par le grand Charles de Gaulle, c’était quelque chose qui échappait à l’état français. Donc il y a eu le « Plan calcul », il y a eu le Minitel, il y a Quaero. C’était une tentative de Google à la française sous Chirac qui a totalement échoué en rinçant plus de 15 millions d’euros du contribuable français. Et même plus que ça d’ailleurs, je pense que c’était plutôt de l’ordre de 30 millions.

Et puis, bien sûr Qwant, récemment. Qwant a été une autre tentative sous perfusion, même moi j’y ai cru en plus. On a beau m’accuser d’être anti French Tech primaire, j’ai cru à Qwant, j’ai signé un éditorial dans Le Point pour défendre Qwant.

L’éditorial s’appelait “Qwant contre les vampires” et disait que notre data, c’est notre sang, et qu’il y a des vampires qui nous sucent le sang à savoir Google, etc. Donc, il faut défendre Qwant. Mais quand j’ai vu ce qu’il y avait sous le capot de Qwant… C’est une catastrophe, et aujourd’hui, Qwant est mourant sous perfusion de l’argent public. Et sans aucun résultat.

S : J’aimerais revenir justement sur les procédures simplifiées et le statut de micro-entrepreneur (ex auto-entrepreneur) créé en 2008 pour simplifier la gestion administrative en remplaçant toutes les cotisations sociales et tous les impôts et taxes par un versement unique et proportionnel au chiffre d’affaires. Qu’en pensez-vous ?

I.A. : C’était une bonne tentative. L’intention de cette loi était excellente, je m’en suis d’ailleurs servi, ça m’a même permis quand j’étais étudiant de toucher mes premiers chèques.

On voit qu’il a fallu onze ans (2009-2020) pour commencer à l’harmoniser avec tous les marquisats existants. Donc bien sûr que l’intention est bonne, que la direction est bonne, mais sans mettre des contraintes comme au Royaume-Uni.

Il ne faut pas oublier que le problème général sur les modifications législatives, c’est qu’il n’y a pas en France, ce principe qu’on trouve au Royaume-Uni qui est qu’à chaque fois qu’on passe une nouvelle loi dans le parlement britannique, elle doit effacer au moins deux lois précédentes. Si on ne met pas ça, cela ne restera que des intentions tièdes, louables, mais qui n’atteindront pas les objectifs à la hauteur des enjeux internationaux de notre époque.

C’est Tacite qui disait : « Plus l’État est corrompu plus les lois sont nombreuses ». Donc, c’est un principe clair qui était connu par les Romains dans l’Antiquité. 

On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. On regarde aujourd’hui, certes ça existait bien avant la République, c’était Louis XIV, Louis XV, même les taxes sur les navets, les calibres des carottes tout ces trucs-là. Il y avait des lois sur tout et n’importe quoi.

Ne serait-ce qu’au moment même où cette loi est passée, toute la controverse. C’était vraiment le summum de ce qui pouvait être atteint. On ne pouvait pas négocier plus que ça, alors qu’elle était timorée et tiède par rapport à ce qu’il aurait fallu faire comme le statut en Estonie, par exemple, de E-citoyen.

La France a une “législorrhée” l’équivalent, pardonnez-moi, d’une diarrhée législative où on empile les lois pour créer des usines à gaz.

On le voit par exemple simplement dans la note fiscale de la revente des entreprises en France. C’est ça qu’il faut observer.

Il y a un blogueur qui s’appelle Hseize un blogueur très suivi. Sur son site HASHTABLE, vous trouverez “le parcours du combattant fiscal français”. Cette image vous montre un diagramme pour savoir à quel régime on est taxé quand on veut revendre son entreprise dans un pays de la zone Schengen.

Alors ça commence par les  pays les plus simples, la Suède, la Suisse, puis ensuite on redescend, on arrive au Royaume-Uni alors là on a un diagramme qui est un peu plus complexe, on a deux binômes faut vérifier deux trucs avant de savoir à quelle sauce on va être mangé, l’Allemagne pareil c’est un ou deux oui non puis l’Italie un ou deux oui non et puis arrive la France, il y en a plus de 50 !

S : Surprise (rires).

I.A. : Le fléau de charges… Vous voyez la différence, il y a plus de cases à vérifier dans le cas français que tous les autres pays réunis. Et pourquoi ? Parce que chaque politicien français désire laisser sa trace. Donc, il veut qu’une loi porte son nom et l’alternance étant tout de même ce qu’elle est, il se sont mis d’accord pour ne pas totalement effacer les lois les plus controversées, mais pour ne pas effacer la trace de leur prédécesseur.

Ce qui fait qu’on empile lois sur lois plutôt que de transcender comme le fait le Royaume-Uni. Parce que transcender, c’est ça ce que ça veut dire, on passe une loi, on en efface deux. On créé un mille feuilles pour ne pas vexer, pardonnez-moi, ce marquisat.

On peut vraiment parler de petits marquis. Encore une fois, ça se retrouvait dans la Cour de France. La République et la Révolution n’ont pas aboli les privilèges, elles les ont simplement redistribués.

S : Ce qui revient à privilégier l’ambition personnelle à l’intérêt collectif.

I.A. : Ce marquisat existait déjà où il ne fallait pas froisser le contrôleur général des tailles des navets qui ne devait pas froisser non plus le contrôleur général du caractère orangé des carottes, j’exagère à peine… Contrôleur général des tailles des navets, des tailles des choux, ça a vraiment existé ces charges-là. Pour ne pas contrarier toutes ces charges et surcharges insignifiantes en un seul système plus lisible, plus simple, plus sain aussi, on se retrouvait à préserver cette infinité d’empilement de marquisats au détriment de l’intérêt collectif.

S : Quand on analyse le système, on voit qu’il est très bien étudié pour préserver l’élite, finalement…

I.A. : Tout à fait.

S : Les Français sont là pour « rester à leur place ».  L’entrepreneur dispose d’outils non aboutis et est confronté à des intentions tièdes. Alors, à qui profite le crime ?

I.A. : À la classe dominante. Voltaire avait très, très bien résumé cela. Il disait : « Un pays bien dirigé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourrit par lui et le gouverne ». La France étant totalement néo-voltairienne.

S : Toujours terriblement actuel donc ?

I.A. : Oui, le train de vie des ministres, c’est ça. C’est-à-dire, quand on a Sibeth Ndiaye qui dit pendant les grèves : « Demain matin, j’utilise ma voiture de fonction, comme tous les jours. Donc, je serai de tout cœur avec les Franciliens qui galéreront dans les couloirs du métro ». Bon, sa voiture avec chauffeur est payée par les impôts des vrais créateurs d’emploi et de richesse du pays.

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On ne retrouve pas cela en Suisse. Les ministres suisses prennent le train, ils viennent en vélo, ils ont bien sûr parfois une voiture avec chauffeur mis à disposition mais, qui n’est pas la leur, qui change. Et ils ne vont jamais, ô grand jamais se vanter de l’utiliser ! Ils vont se faire discrets et bien comprendre qui est le patron dans cette nation, à savoir le peuple, le contribuable.

Donc, effectivement à qui profite le crime du « reste à ta place » et de son maintien systématique ? Il profite à cette nouvelle noblesse.

Réellement, on a la noblesse et le clergé en France. La noblesse, ce sont les grandes écoles et puis, le clergé, c’est bien sûr la haute administration qui dit aujourd’hui ce qui est vrai et faux. On le voit puisqu’il peut prêcher le clergé, prêcher dans le sens de la Bible, dans le sens de la Genèse dont je parlais, c’est-à-dire : « Que la lumière soit ».

Donc, aujourd’hui la haute administration peut prêcher, elle peut dire : « ça c’est des fake news ». Elle peut dire il y avait tant de manifestants, elle peut dire ce policier est innocent, il n’a ni crevé d’oeil ni arraché de main, elle peut dire la French Tech existe. Parce que tel est notre bon plaisir.

Et à l’intersection du clergé et de la noblesse c’est l’ENA. L’ENA c’est une grande école donc c’est la noblesse, c’est une école de la haute administration publique donc c’est le clergé. Le tiers État du coup, ce sont les gens qui paient les impôts et qui créent des boîtes et qui ne bénéficient pas de l’argent de l’Etat.

S : Justement, la stratégie d’Emmanuel Macron de réformer l’ENA, qu’en pensez-vous ?

I.A. : Eh bien on voit bien qu’il n’y arrivera pas. Je veux dire que c’est une caste infiniment trop puissante. D’ailleurs, E.Macron aujourd’hui est seul, c’est quelque chose de marquant.

L’immense majorité de ses anciens conseillers l’ont quitté sentant le vent tourner à commencer par Gérard Collomb. Dès qu’il a senti le mouvement des Gilets Jaunes —il était bien placé puisqu’il était tout de même ministre de l’Intérieur donc il avait le rapports des préfets—Gérard Collomb est immédiatement rentré chez lui (ndlr : démission et retour à la mairie de Lyon).

C’était le dernier qui pouvait contredire E. Macron au gouvernement par son expérience, sa séniorité, comme on dit en anglais. Mais maintenant, c’est fini. Donc, le problème est qu’il a été abandonné par ses anciens conseillers.

L’ENA est un centre de pouvoir. N’oublions pas, Hollande a fait l’ENA, Chirac a fait l’ENA, Macron, bien sûr, a fait l’ENA, promotion Voltaire. Et si un président n’a pas fait l’ENA il sera entouré d’énarques quoiqu’il arrive. Tous les objets classiques du pouvoir persisteront quoiqu’il en soit. Qu’il soit un peu changé, que les noms soient modifiés que certains statuts changent, dans tous les cas il y aura une noblesse et un clergé oligarchique dans le sens étymologique du terme : c’est-à-dire un petit nombre qui gouvernera un grand nombre et c’est cette oligarchie qui maintiendra « le reste à ta place » en France.



S : Parlons réseaux sociaux, vous avez lancé votre chaîne YouTube en octobre 2019. Vous proposez de la connaissance digérée sur des thématiques très diverses : la monnaie,  le dilemme du prisonnier, etc. Quel est le fil conducteur de votre travail ? J’ai l’impression que c’est finalement de l’entrepreneuriat des médias.

I.A. : Oui, disons que c’est une chaîne de réflexion. Elle encourage l’interdisciplinarité. Sur YouTube, je pense qu’il y a déjà suffisamment de chaînes à thèmes et ce qu’il manque maintenant, ce sont des chaînes transdisciplinaires, de synthèse.

Il y a trois grandes catégories de vidéos. D’abord, celles extraites de mes cours en ligne. Ils sont réservés à ceux qui en ont un usage et ne seront pas intéressants pour tout le monde. Par contre, compte-tenu du fait qu’ils sont payants, autant prendre des extraits qui puissent être filés gratuitement sur YouTube. C’était l’idée pour les petites capsules de 3 à 7 minutes, alors le code vestimentaire change…

Ensuite, il y a les réactions à l’actualité. Là on est plutôt sur un format de 20 minutes. Enfin, il y a carrément les réflexions. Alors sur la monnaie je l’avais faite en trois épisodes, parce que je m’étais dit que la durée dissuaderait les gens. Mais, finalement je me suis souvenu qu’une de mes conférences avait fait plus de 2500000 vues alors qu’elle durait plus de 2h30.

S: Quel regard portez-vous sur la concentration des médias en France ?

I.A. : Oui, c’est catastrophique. On nous parle des trois pouvoirs à l’école : législatif, exécutif et judiciaire. On nous explique que selon les Lumières, il faut que ces trois pouvoirs soient séparés pour garantir les libertés individuelles et les droits fondamentaux de l’Homme.

Il faut bien se rappeler déjà que ces trois pouvoirs ne sont plus séparés, ou plutôt, le législatif est à la merci totale de l’exécutif en France puisque le président peut dissoudre l’Assemblée, d’une part et passer une loi en force avec le 49:3, d’autre part.

Aujourd’hui, sous la Ve République en France, l’exécutif a un pouvoir sur le judiciaire et sur le législatif qui est déjà inacceptable. D’un point de vue libertaire et constitutionnel, c’est inacceptable.

Ajoutons à cela qu’il existe deux autres pouvoirs qui sont strictement plus puissants que les précédents en démocratie. Une vraie démocratie, la Suisse, par exemple, où le peuple peut s’opposer à n’importe quelle loi, n’importe quand. Ce n’est pas le cas de la France. Pourtant, une vraie démocratie, c’est ça : c’est quand le peuple peut remettre l’exécutif à sa place à n’importe quel moment et par sa propre initiative.

L’actionnaire majoritaire d’une boîte correspond en politique au peuple. Le peuple qui est évidemment actionnaire, non seulement majoritaire mais unique, de la chose publique, devrait avoir le droit à tout moment de remettre l’exécutif à sa place.

Revenons à cette idée des trois pouvoirs fondamentaux et des deux autres pouvoirs qui leur sont strictement supérieurs dans un système électoral. Il existe deux autres pouvoirs qui étaient déjà là du temps du roi, c’est le pouvoir médiatique et le pouvoir monétaire.

Ce sont les cinq vrais pouvoirs en réalité, dans l’ordre du plus puissant au moins puissant, en France : monétaire, médiatique, exécutif (on a vu que l’exécutif était supérieur aux deux autres pouvoirs classiques en France) législatif, judiciaire.

Judiciaire, c’est le dernier pouvoir en France. On voit même que le médiatique arrive à avoir un poids sur le judiciaire, puisque après tout on peut orienter le déroulement d’une affaire simplement par sa représentation dans les médias. L’affaire Fillon en est un bon exemple.

Donc, pourquoi le monétaire et le médiatique sont supérieurs à l’exécutif ? Tout simplement parce que le médiatique a le pouvoir strict de faire élire, on le voit en France. Emmanuel Macron a été élu par consortium, ce que le politologue français Pierre-Yves Rougeyron décrit très bien.

Il reprend cela avec une explication : « Macron a été élu par un syndicat d’intérêt ». Ce syndicat d’intérêt inclut Xavier Niel, Bernard Arnault, etc. donc, tous les médias ont construit son image, parce qu’Emmanuel Macron a été un « paquet de lessive » et on le voit bien aujourd’hui, son incapacité totale à gouverner qui va avec son impopularité vient du fait que dans sa carrière, Macron n’a jamais su ou eu à gérer l’échec.

S : Sous la Ve République, qu’en était-il de ses prédécesseurs ?

I.A. : Tous les présidents précédents avaient un minimum d’expérience de l’échec, même Hollande. Cela les avait endurcis, leur avait appris une certaine philosophie, une certaine capacité à garder le cap dans les crises, etc.

Bon, le plus grand étant bien sûr Charles De Gaulle puisque les échecs il n’a connu que ça dans toute la première partie de sa vie. Et les échecs les plus graves, déchu de la nationalité française, condamné à mort par contumace… On ne peut pas faire pire que ça, c’est pour ça que ça a été un président à cette hauteur. Mais un président qui arrive au pouvoir sans un échec, c’est un président qui n’a aucune épaisseur, qui ne pourra rien faire. Et du coup, ne fera rien.

Emmanuel Macron a donc été élu par le pouvoir médiatique qui l’a amené, c’était lui qui passait le plus à la télé, c’était lui qui faisait le plus de couvertures de journaux. On sait dans un système politique électoral, c’est ce genre de candidat-là qui va être élu. C’est comme ça que ça marche. Or qui détient le pouvoir médiatique ? C’est le pouvoir monétaire, au-dessus. Tous oligarques des médias en France sont, de près ou de loin, associés au secteur bancaire. Même si c’est le luxe, même s’ils ont des parts monétaires dans la banque d’assurance, qui est le créateur de la monnaie.

Donc, les pouvoirs dans l’ordre : monétaire numéro 1, médiatique numéro 2, exécutif numéro 3, législatif numéro 4 et judiciaire numéro 5. La concentration des médias en France fait qu’ils sont les maîtres de facto de l’exécutif. Tout simplement, pour peu qu’ils se mettent d’accord.

Si les grands possesseurs des médias en France se  mettent d’accord alors, ils peuvent présenter qui ils veulent. C’est aussi simple que ça. Surtout quand Marine Le Pen est là. Médiatiquement, on n’est pas à l’abri d’un petit incident mais, avec la Ve République et le suffrage universel à deux tours majoritaires, alors, là ça y est.

S : Le mouvement des Gilets Jaunes et les grèves contre la réforme des retraites semblent être les symptômes d’une maladie systémique. La contestation passe par la rue faute de pouvoir se jouer dans une opposition parlementaire. Jusqu’où ça pourrait aller ?

I.A. : Cela pourrait aller jusqu’à un coup d’Etat, il faut être très clair. En tous cas, l’exécutif le sait, puisque E. Macron a dû être évacué plusieurs fois, en urgence, de lieux publics et il avait un hélicoptère toujours prêt à partir à l’Élysée.

La France est en réalité très facile à prendre, comme c’est un pays ultra centralisé. Quiconque tient Beauvau à l’Elysée, tient la France. L’Assemblée nationale et Matignon sont littéralement à cinq minutes de marche. Donc, sur un petit cercle de diamètre, l’Assemblée et l’Elysée, à 2 minutes 30 de marche de rayon, on tient la France.

S : Dernière question, envisagez-vous une carrière en politique ?

I.A. : Aujourd’hui, on est tous politiciens, en fait… C’est celui qui a dit, si vous ne vous intéressez pas à la politique, ne vous inquiétez pas la politique s’intéressera à vous. On est tous politiciens, donc en réalité je n’envisage pas une carrière politique, j’en fais déjà une, mais une carrière politique du 21e siècle.  

Il ne faut pas oublier que ce sont les idées qui sont jouées en réalité. Bon, je ne suis pas marxiste mais Marx n’a jamais fait de carrière politique, il n’a jamais été élu et il a conquis la Russie et la Chine, parce que les idées sont beaucoup plus puissantes.

Aujourd’hui, un gouvernement arrive, il est là pour cinq ans, il est réduit systématiquement à utiliser les idées que d’autres gens ont faites avant lui. C’est le destin tragique d’un gouvernement, c’est d’avoir systématiquement une boîte à outils qu’il ne s’est pas fabriqué.

C’est rarissime les gouvernements qui créent une nouvelle boîte à outils à la volée, c’est ça aussi la marque des très grands politiciens. Abraham Lincoln c’était ça. Il crée sa boîte à outils législative complètement sur-mesure et complètement « what the fuck » à l’époque et dit : “les esclaves sont ma propriété. Ok, vous les Sudistes, je vous dis que les esclaves sont ma propriété très bien je vous saisis vos esclaves, j’ai le droit de saisir votre propriété au titre de la guerre.”

Génial, personne n’avait pensé à ça. Le mec, c’est un génie. Bon, mais un Lincoln, ça n’arrive qu’une fois dans l’histoire des États-Unis

L’immense majorité des politiciens ne peut pas, surtout si on prend ensuite l’influence qu’a leur cabinet. Ils sont réduits à utiliser des idées qui ont été écrites par d’autres personnes avant eux et qui, parce que tout va plus vite, ne sont plus du tout à la page. Par exemple, globalisation à outrance en France, etc. Du coup, ils n’ont plus aucun pouvoir en réalité. Les politiques, aujourd’hui, c’est le paradoxe permanent de l’absence du pouvoir.

E. Macron a la bombe atomique, bon d’accord très bien. Il a des capacités de destruction, magnifique… et on le voit même dans la rue quand des Français se trouvent éborgnés, estropiés, voire tués parfois. Ses capacités de destruction, elles sont là, son pouvoir de nuisance, il est clair, mais son pouvoir de construction il est devenu nul. Il est devenu absolument nul, il n’a pas le pouvoir de créer des emplois, il n’a pas le pouvoir de décréter une Silicon Valley de façon réelle.

À chaque fois qu’il voit en face de lui les vrais problèmes que les Français considèrent comme étant du ressort du leadership, il voit qu’il n’a absolument pas le pouvoir de les gérer. Parce que quoiqu’il fasse, la France va continuer à se désindustrialiser, quoiqu’il fasse, l’industrie automobile française sera moins compétitive que l’industrie automobile allemande, etc.

Donc, c’est vouloir le pouvoir tel que Bruno Le Maire l’exerce, un pouvoir de Cour…le ministère de la parole. Bon, on est courtisan, c’est magnifique mais aucun pouvoir, Bruno Le Maire ne peut créer aucun emploi, il ne peut protéger aucune usine de la désindustrialisation, il ne peut absolument pas répondre à ce que les Gilets Jaunes exigent de l’exécutif. C’est ça la politique aujourd’hui.

La vraie politique, celle du pouvoir de construire, d’influencer l’avenir en bien, pas en mal, et elle appartient à la société civile et c’est en diffusant des idées, c’est en partageant des idées nouvelles et des points de vues nouveaux et en livrant une analyse indépendante de l’exécutif de ce qui se passe dans le monde qu’on fait de la vraie politique. Ça oui, de ce point de vue-là, j’en fait.

S : Je vous rejoins sur le fait que ce sont les idées qui changent le monde, pour peu que le peuple s’en saisisse lui-même et puisse être dans l’action. N’a-t-il pas besoin de leaders d’opinion, qui sont l’incarnation de la contre-culture, de la désobéissance dont vous parlez ?


I.A. : Oui, mais ils sont pas élus. En général, ces gens-là n’ont pas besoin d’arriver au pouvoir. C’est très bien d’avoir une société civile forte qui prononce des idées contradictoires, effectivement, avec des chaînes de réflexions comme celle que j’ai voulu créer.

Il y a une chaîne qui est un peu mon pendant à gauche, c’est Usul “Ouvrez les guillemets” chez Mediapart lui évidemment est très très à gauche, il est marxiste, il le revendique. Je me positionne comme son équivalent même si je ne parlerai pas de droite, mais libertaire… C’est ça qui crée la vitalité et c’est ça qui fait que les gens vont prendre des décisions plutôt que de simplement voter pour le candidat qui passe le plus à la télé et qui a fait le plus de couverture de magazine.

S : Des entrepreneurs arrivent à tirer leur épingle du jeu, des contre-pouvoirs se créent et les médias sociaux, notamment, jouent un rôle majeur dans cela. Sans se projeter dans les prochaines élections, peut-on espérer mieux du point de vue de l’élite élue?

I.A. : Oui, c’est très simple, la meilleure façon de soigner l’élite de sa maladie névrotique narcissique actuelle, c’est de la B-O-Y-C-O-T-T-E-R, c’est ce qu’avait fait Gandhi, la marche du sel, c’est ça. La raison pour laquelle les élites peuvent continuer à faire des trucs comme la French Tech etc. c’est que les entrepreneurs se précipitent pour avoir une photo prise avec Valérie Pécresse ou un président de Région.

Les entrepreneurs sont les premiers à se précipiter, parce qu’on leur a tellement inculqué le respect de cette élite crypto-aristocratique de la République. C’est tellement fondamentalement profond. Ça remonte à leur cours d’éducation civique, et même à la façon dont leur parents voyaient ça.

Il y en a quelques uns qui résistent. Si tous les entrepreneurs se comportaient comme Octave Klaba, le patron d’OVH, c’est un très bel exemple. Alors lui, frontalement sur Twitter, quand Bruno Lemaire fait une déclaration il dit «  J’ai rien compris moi, c’est n’importe quoi ».

Ces élites-là tirent leur pouvoir de la déférence conditionnée qu’on leur offre.

Protocolairement, on y voit tous les symboles du pouvoir : on se soumet quand on se déplace à la personne. Vous savez, c’est l’ancien roi d’Angleterre qui avait abdiqué il dit : maintenant que j’ai abdiqué, l’archevêque de Canterbury ce n’est pas lui qui vient me voir c’est moi qui doit aller le voir. Il reçoit par son secrétariat l’archevêque de Canterbury qui aimerait vous rencontrer, votre altesse … Oui très bien, on fera ça pour le thé … il dit « nan, nan c’est à vous d’y aller », il dit « ah oui bien sûr, je ne suis plus roi donc c’est à moi d’y aller. ».

Les entrepreneurs vont aux élites. Dès que ces élites organise le moindre petit raout, commissions… ils y vont, ils se précipitent, ravis d’avoir l’approbation et c’est ça qui enregistre et acte leur soumission et la supériorité des élites sur eux.

S’il y avait un boycott des entrepreneurs qui explique : « vous n’avez rien à me dire, je serais ravi de vous recevoir, si vous voulez apprendre comment on crée des emplois, ça a l’air d’être important. Ou en tout cas, si vous n’avez pas compris que c’est important, peut-être que vous devriez vous intéresser. Si vous voulez apprendre comment créer des emplois, venez, c’est chez moi. Venez me voir et protocolairement, pas en conquérant qui arrive, qui coupe le ruban et qui dit que c’est lui qui a tout fait, non… Venez me voir humblement. Venez apprendre ce qu’est le métier le plus important de l’époque actuelle, qui est de créer des emplois. Il n’y a pas de problème on parlera et vous serez respecté, mais demandez-moi de venir à vous, de faire antichambre pendant 45 minutes pour acheter votre supériorité protocolaire sur moi, non. »

Malheureusement, c’est ce qu’on continue à faire. Simplement, si on se contentait de ne pas faire ça, que tous les entrepreneurs français se mettaient à tourner le dos à l’arrogance des élites, en disant : c’est nous qui savons faire le métier que vous devriez apprendre, nous n’avons pas de leçons à recevoir de vous, c’est à vous de prendre des leçons de nous, on vous les donnera et on vous les donnera avec clarté. Mais, arrêtez de croire que c’est à vous de donner des leçons.

S : Oui, une forme de désobéissance, en somme…

I.A. : Exactement, la désobéissance on en revient à ça, la désobéissance au « reste à ta place ».


Cet entretien a été réalisé avant les mesures liées au Covid-19.

Rédactrice en chef de MeltingBook, formatrice éducation aux médias, digital & dangers du web

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