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Loubna Anaki: « Les médias ont conscience du pouvoir qu’ils ont »

Début 2016, elle quittait son poste de journaliste dans un grand média national. Animée par une certaine idée du journalisme, Loubna Anaki s’est envolée pour les Etats-Unis. Avec une idée en tête, raconter la montée de l’islamophobie dans ce pays en campagne électorale. Un sujet qu’aucun média français n’a souhaité prendre.

Vous avez réalisé un mini-documentaire consacré à la montée de l’islamophobie aux Etats-Unis. Quel a été l’élément déclencheur de votre démarche ?

En tant que journaliste, je suivais de loin les Etats-Unis. Je suis tombée sur des articles relatant des faits de musulmans agressés, de mosquées saccagées.

Jamais l’islamophobie n’a été aussi forte aux Etats-Unis que depuis le 11-septembre. J’ai voulu comprendre pourquoi chaque attentat en Europe avait des répercussions aux Etats-Unis. Il y a une forme d’effet miroir.

Avec la campagne électorale, les langues se délient…

C’est le cas pour chaque période d’élection. Les discours politiques jouent sur la peur de l’autre. Là, ça commence en France.

L’islamophobie aux USA et en France sont-elles comparables ?

Aux Etats-Unis, les communautés sont structurées. On a les catholiques, les latinos…Chez les Américains, cette approche communautaire est normale. En France, on a du mal à parler « d’islamophobie » et encore moins en contexte d’attentats comme lors du Bataclan.

J’ai senti des regards, dans le métro. Je porte un keffieh et un jour dans le métro, j’ai eu le droit à des remarques marmonnées dans la barbe…

Quel rôle la jeunesse américaine musulmane joue aujourd’hui ?

C’’est vrai. A l’origine, je voulais montrer comment les nouvelles générations usent d’Internet pour changer les choses. On m’a dit non et j’ai fini par « ré-angler »  (changer l’approche du sujet, ndlr) me disant que ça intéresserait forcément.

Puis je décide de partir aux Etats-Unis pour tourner. J’ai pris contact avec des jeunes Américains dont le comédien Abdallah Jasim, également ingénieur en chimie.

abdallaj-jasim

Il est très engagé dans ses Snapchat pour dénoncer l’islamophobie…Très symptomatique d’une jeunesse qui ne rase pas les murs.

D’ailleurs, chez les jeunes, on sent bien qu’il n’y a pas de dualité identitaire. Aux Etats-Unis, ils affirment totalement leurs idées contrairement à la France.

Justement en France, votre documentaire n’y a pas trouvé preneur. Pourquoi ?

Oui aucun média ou boites de production n’en a voulu. Certains ont fourni des raisons concevables comme la présence d’un correspondant déjà sur place ou le fait qu’ils préparaient déjà des sujets « Etats-Unis ».

Mais d’autres ont avancé des arguments étonnants. On m’a dit, « le sujet ne peut pas intéresser en France…en plus avec le contexte des attentats, présenter les musulmans comme des victimes…c’est pas très vendeur… ».

On m’a même dit entre deux rires « On fait des sujets de salafistes mais tu comprends l’islamophobie… ».

Des réactions que vous ne comprenez pas…

Exactement. On me dit que « ce n’est pas très intéressant » et en même temps, on passe notre temps à faire de sujets islam et terrorisme. Et puis, ce sujet je l’ai proposé avant de partir tourner. On aurait pu travailler l’angle.

En septembre, M6 diffusait « Dossier tabou », consacré l’islam en France. L’intérêt pour ce sujet est donc à géométrie variable ?

Il y a quelques mois, Florence Aubenas a écrit un article sur une marche organisée par des musulmans à la mémoire des deux policiers assassinés à Magnanville.

papier-magnanville

Son article débutait par cette phrase: « Ce sont ceux qu’on ne voit pas, ceux qu’on n’entend jamais. Ceux sur lesquels les caméras et les micros glissent généralement sans s’arrêter ». Elle a tout dit !

C’est le problème avec ce genre d’émissions, Dossier Tabou. On ne filme pas les musulmans pour savoir qui ils sont, comment ils vivent, pour essayer de comprendre.

On y va avec nos préjugés, nos fantasmes, un ton racoleur pour en faire un dossier à charge …

Et l’on focalise sur cette minorité qui défend « une interprétation » problématique voire dangereuse de l’islam.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas poser les questions qui dérangent, mais on ne peut pas réduire l’image des musulmans de France à cette minorité.

C’est malheureusement souvent le cas dans les médias. J’imagine que c’est plus « vendeur », pour reprendre le terme avancé concernant mon documentaire, d’avoir quelqu’un qui rêve d’installer la Charia en France qu’un autre qui vit sa religion en paix et est très actif dans la société française.

Peut-être un problème d’ancrage terrain aussi…

Je ne sais pas si c’est de la mauvaise foi, de la maladresse ou de l’ignorance. Mais, c’est dangereux. Je me mets à la place du téléspectateur.

Après avoir regardé une émission pareille, il doit avoir peur, se dire que la France est en danger…Cela me rappelle ce que l’un des personnages de mon documentaire, Corey Saylor, m’a dit concernant les médias américains (mais ça s’applique aussi à la France):

« A force de regarder la télé, on a l’impression qu’il y a 40 millions de musulmans dans ce pays, que derrière chaque buisson, il y a un moustachu-barbu près à vous égorger avec un couteau ».

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Et cette peur que provoque ces émissions sensationnalistes divise la société. Les médias ont conscience du pouvoir qu’ils ont, en conséquence, ils devraient être un peu plus responsables.

Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï

Raconter, analyser, avancer.

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