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En Algérie, la peur a changé de camp

[#Reportage]

Sur place lors de la manifestation d’Alger du 27 avril, notre envoyé spécial a recueilli des témoignages du peuple algérien. Tous dénoncent la corruption généralisée, les passes-droits, la hogra, l’absence d’avenir et refusent les élections du 4 juillet 2019. Ils demandent une assemblée constituante et un gouvernement de transition. L’objectif ? Prendre le temps d’organiser de vraies élections libres et démocratiques.


Je suis arrivée à l’aéroport de Chlef le 20 avril. Mourad*, maire d’une petite commune, est venu me chercher à l’aéroport. Déjà, je me rends compte que quelque chose a changé en Algérie.

J’attends mes bagages, il me voit. Il parle à un policier pour entrer dans l’aérogare (alors que c’est interdit pour toute personne étrangère à l’aéroport) mais le policier lui refuse l’entrée. C’est peut-être la première fois qu’un policier lui refuse un passe-droit ! L’Algérie a changé, c’est sûr. La révolution est en marche.

Dans la voiture, très vite la discussion tourne autour des évènements en Algérie. Il me parle de ses inquiétudes sur l’avenir. Il ne voit pas comment l’Algérie va pouvoir sortir de cette crise. Son métier est devenu très difficile car il est pris entre la pression d’en haut et celle d’en bas.

Les citoyens demandent des réponses immédiates à leurs problèmes…“En haut”, on lui demande de répondre aux demandes des habitants. Il est pris entre le marteau et l’enclume.

« Ne nous arnaque pas Gaid, le peuple est conscient, il s’est réveillé. »

Après quelques jours dans une ville de la Wilaya de Chlef, où tout paraît normal, départ pour Alger pour participer à la manifestation du vendredi. L’autoroute facilite le trajet de 250 km qui nous séparent d’Alger. En trois heures, il est désormais possible d’atteindre le centre de la capitale.

C’était si long avant cette autoroute construite par une entreprise chinoise. Ce qui est surprenant pour une franco-algérienne comme moi, c’est de voir des personnes traverser à pied l’autoroute ou des enfants à ses abords vendre de fruits locaux. Des oranges l’hiver ou des karmos (figues de barbarie) l’été.

Acte 10, Alger, le vendredi 27 avril

Après une nuit passée dans le quartier « Climat de France », je me rends à la manifestation avec Bahia, artisane de la Casbah d’Alger. Elle sera mon guide pendant la manifestation. Elle peint des objets en céramique.

Nous rencontrons Karim, un homme d’âge mûr travaillant dans un ministère.

Bahia, artisan à la Casbah, mon guide pendant la manifestation.

Pour lui, l’Algérie n’a jamais été indépendante. L’indépendance a été confisquée. 


Ferhat Abbas, l’un des fondateurs du mouvement national l’a dit : les leaders de la révolution algérienne ont été assassinés. C’est ça, la réalité, pour lui.

« Les Algériens souhaitent le changement de système qui dure depuis 1962. Les gens veulent une véritable démocratie dans laquelle les gens peuvent s’exprimer librement et une justice indépendante, que l’Algérien ressente qu’il est algérien dans son pays, qu’il ne se sente pas étranger. »

Karim


Vous dites que l’Algérien se sent étranger dans son propre pays ?



« Oui, car il n’a pas ses droits. La jeunesse est perdue. Il n’y a ni culture, ni éducation, ni politique. C’est la grande faillite. C’est pour cela que le peuple est dans la rue. C’est la faillite totale. Pas seulement la faillite matérielle, c’est une faillite morale également. Nous voulons que la moralité revienne. Les Algériens sont des gens braves, travailleurs qui ont une moralité. »

Karim

« Les Algériens sont joyeux car ils veulent le changement. Enfin, ils sont joyeux, enfin, ils se sont exprimés. » 

« On demande le changement qui aurait dû avoir lieu en 1962. On demande un gouvernement de transition, une assemblée constituante et enfin entrer dans l’ère de la démocratie et des libertés. »



« On sait que le quotidien ne va pas changer du jour au lendemain. On doit construire les bases d’un état démocratique avec une justice libre et indépendante. À ce moment-là, on pourra commencer à travailler. »

Karim

Nous marchons et les slogans fusent. L’ambiance reste festive. Des groupes de jeunes hommes jouent du darbouka pour rythmer les slogans. Cela devient presque une chanson :

« Sorry Gaid Salah, al cha’b ma chi jayyeh, goulna it nahaoua gaa » dont la traduction approximative est : « désolé Gaid Salah, le peuple n’est pas idiot, nous avons dit qu’ils doivent tous être virés. »


Les étudiants toujours mobilisés

Devant l’Université Benyoucef Benkhedda, nous abordons un groupe d’étudiantes et Amina, jeune femme qui travaille dans une assurance. Le constat est le même. Elles dénoncent le système où la corruption. Avec les mêmes diplômes, les opportunités de travail dépendent uniquement des connaissances.

Amina* me dit avoir la chance de travailler dans le domaine de ses études (ingénieur en statistiques). Son amie, qui a eu le même diplôme qu’elle, cherche toujours à travailler depuis cinq ans, depuis la fin de leurs études.

« Il faut une connaissance pour tout ou de l’argent pour payer »


Cependant, elle dénonce le fait que les évolutions dans l’entreprise dépendent uniquement des pistons. Elle regrette de ne pas avoir pu progresser dans son poste. « Il faut une connaissance pour tout ou de l’argent pour payer, » déplore-t-elle.


De plus, le coût de la vie est très cher. Salima* est en médecine dentaire. Elle explique que l’université est gratuite mais, dans son cursus, les étudiants doivent acheter leur matériel.

Devant l’Université Benyoucef Benkhedda.

Le coût est relativement élevé. Certains n’en ont pas les moyens. Pour elle, le matériel devrait être fourni.


Elles manifestent depuis le deuxième vendredi (le premier étant le 22 février 2019). Lors de la première mobilisation, elles se sont rendu compte qu’il n’y a pas eu de problèmes majeurs, elles ont donc décidé ensuite d’intégrer le mouvement. Elles manifestent depuis tous les vendredis.


Nadim*, étudiant en commerce, nous explique qu’il a passé cinq concours depuis 2017, depuis son obtention du diplôme (licence), et qu’il n’a été accepté dans aucun alors qu’il sait avoir un bon niveau.


La liste des personnes acceptées est faite avant même le concours. Il faut avoir des relations ou payer pour être pris. Il fait parti d’une association des étudiants de l’Université Dély Ibrahim de la wilaya d’Alger. Il affirme qu’ils se sont mobilisés avant le 22 février, dès l’annonce du cinquième mandat le 16 février.

C’est la « hogra » partout


Il insiste sur le fait que les jeunes sont capables de prendre des responsabilités et qu’il faudra choisir les gens sur leurs compétences et non pas parce qu’ils ont une connaissance. C’est le ras le bol qui est exprimé par tous les étudiants.

Amina explique que même lorsque vous allez dans une administration, vous êtes mal reçu. C’est la « hogra » partout. Les Algériens ressentent de la colère. Ils souhaitent du changement. Elle m’explique que le plus difficile c’est de ne pas avoir d’avenir, de ne pas pouvoir se projeter.

Lors de la manifestation, je vois une femme qui tient une pancarte sur le côté, le long de la marche. Elle semble révoltée. Je l’aborde. Farida*, âgée de 50 ans, cadre dans le secteur bancaire, est active dans les manifestations. Pour elle, Bouteflika et son clan ont détruit l’Algérie :

« Abdelaziz Bouteflika a anéanti le peuple algérien, il a détruit la nation algérienne et la jeunesse algérienne. » « Il a détruit la jeunesse avec la drogue » « il a bousillé le système éducatif et la justice ». Mais…

« La population s’est réveillée (“fatnat”) grâce aux réseaux sociaux. Le peuple est uni, que ce soit les Chaouis, les Arabes, les Kabyles, tous sortent le vendredi. Même les jeunes drogués sont là, ils se lèvent le vendredi ! »

Farida

« On avait peur à cause de la décennie noire, beaucoup de gens sont morts pour rien, mais maintenant on n’a plus peur parce qu’on est unis. »

L’avenir du mouvement

Toutes les personnes interrogées disent qu’avant des élections, la première étape est la chute des « têtes » du régime. Elles sont connues. L’objectif est une Algérie démocratique, un état de droits avec une justice indépendante.

Cela ne peut se faire qu’en mettant de côté tous les dirigeants du système qui sont corrompus. C’est pour cela que le slogan phare des manifestations est « itnahoua gaa » . Expression difficile à traduire mais dont le sens est « il sont tous à enlever » ou « ils doivent tous tomber ».

Farida a une idée claire pour la suite. La mise en place d’un comité de personnalités choisies dans chaque région par le peuple algérien, pour son honnêteté et ses compétences.

Ensuite, ce comité gouverne pendant une période de transition de deux ou trois ans. Il pourra préparer sereinement les élections. Elle refuse la précipitation et les élections en juillet.

Ryad, venu de Paris avec son fils pour manifester, est conscient que cela va être difficile de se débarrasser du système actuel. Pour lui, même si on obtient que 10% de changement, c’est une victoire parce que c’est le début d’un processus qui s’enclenche.

« Faites attention ! Ils ne partiront pas de suite, jamais ! Par contre si on peut gagner 10 % aujourd’hui, c’est une ouverture pour l’avenir. Essayons d’avoir des hommes honnêtes, pas des corrompus comme on nous a sorti à chaque fois… » lance Ryad.

« On peut rattraper les choses mais il faut y aller petit à petit. Le peuple algérien doit être intelligent et patient. Le gâteau doit se couper miette par miette. Et un jour, les nouvelles générations vivront mieux. »

Ryad



Il a grandi à Alger et avait 12 ans lors des évènements d’octobre 88 auxquels il a participé. C’était important pour lui d’être présent à la manifestation et de soutenir le peuple algérien dans son souhait de liberté et de justice.

Ce sont les morts d’octobre 88 qui ont été un déclic pour lui dans sa décision de quitter l’Algérie. Sinon, il n’aurait pas quitté l’Algérie. Il m’explique que grâce à son métier, il voyage beaucoup et qu’il vient régulièrement à Alger, une dizaine de fois par an et qu’il s’était rendu compte du ras le bol des Algériens, “ça se sentait”, “ça se voyait”.

Il faut pour lui aussi une assemblée constituante avec des représentants honnêtes qui représentent le peuple, ses intérêts.

Je me rends compte avec toutes ces discussions que la parole des Algériens s’est libérée ! Que la peur a changé de camp. Ce sont les politiques et tous les hommes d’affaires corrompus qui ont peur aujourd’hui.

Quoiqu’il arrive, l’Algérie ne sera plus la même. Les Algériens ont pris la parole et personne ne pourra leur reprendre. C’est sans doute la grande victoire de ce mouvement.


En descendant en masse dans la rue, ils ont pris leur destin en main et l’oligarchie corrompue à la tête du pays, même si elle ne lâche pas le pouvoir, ne pourra plus faire sans eux.


Après des études en sociologie et un DESS en conseil aux collectivités locales en matière de développement, Zaouia Meriem-Benziane se spécialise dans les questions d’échec scolaire et d’insertion sociale. Elle mène également des projets de lutte contre les discriminations et de RSE (responsabilité sociale des entreprises).

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