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Cannes 2019. « Aux Bosquets, Ladj Ly a réussi à esthétiser la banlieue »

[#Interview]

Caméra au poing. En lice pour la Palme d’or cannoise, le réalisateur Ladj Ly a créé la surprise avec son film « Les Misérables ». Un phare vers cette nouvelle génération qui évolue dans ces « quartiers qui sont difficiles, des quartiers de misère ». 

Son décor : Les Bosquets, à Montfermeil, dont est originaire Ladj. Jean-Riad Kechaou, auteur de 93370 Les Bosquets, un ghetto français (Ed. MeltingBook) avait interrogé le réalisateur dans son ouvrage, publié en 2016. Quelles évolutions pour ce quartier emblématique des cités françaises ? Le point.



Dans votre ouvrage 93370 Les Bosquets, un ghetto français, chapitre « Le Savoir est une arme », vous interrogez Ladj Ly sur ses débuts avec Kourtrajemé, son duo avec le photographe JR… Depuis près de 20 ans, Ladj Ly filme dans son quartier, qu’il n’a pas oublié. Il est aujourd’hui à Cannes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?



Jean-Riad Kechaou : Ladj Ly vit une belle histoire, car il a travaillé dur depuis une vingtaine d’année et qu’il est resté fidèle à son authenticité, à sa ligne de conduite. C’est beau de voir quelqu’un qui n’a pas « vendu son âme » pour réussir.

Il n’a jamais essayé de changer pour plaire davantage au public et il en est enfin récompensé. Il l’avait également été avec ses deux nominations aux César 2018 pour son documentaire « À voix haute » et pour son court-métrage éponyme, « Les Misérables ». 





Ladj Ly raconte qu’il doit sa vocation pour la caméra à Kim Chapiron, l’un des fondateurs du collectif Kourtrajmé, je cite : « J’ai eu cette chance de sortir de la cité cette rencontre m’a permis de voir autre chose ». Avec le recul, les conditions d’accès à la culture pour la jeunesse ce sont-elles améliorées à Montfermeil ?



J-R K : En effet, Ladj a découvert le cinéma un peu par hasard par l’intermédiaire de Kim Chapiron, à l’extérieur des Bosquets. 

Aujourd’hui, je pense quand même qu’il y a eu une prise de conscience du défi culturel avec l’ouverture de la Villa Médicis à Clichy-sous-Bois. Sur le plateau de Clichy-Montfermeil, cela se voit d’une façon très concrète. 

Il y a des acteurs, des musiciens, des photographes, des artistes origines, de tous horizons. La preuve, Ladj y anime un atelier de cinéma qui a beaucoup de succès. 

Je pense que cette Villa Médicis, c’est l’une des réponses. Maintenant, ce n’est pas tout pour combler ce déficit culturel. Il faut que l’éducation soit au rendez-vous : des écoles, des collèges, des lycées, où l’on mette le paquet pour encadrer les élèves. Il y a un effort qui a été fait, mais ce n’est pas encore suffisant. 


Dans votre livre, vous revenez sur l’ignorance ou le désintérêt de l’institution, vis-à-vis « de la culture banlieusarde, méprisée voire contrariée par la mairie. » La sélection à Cannes de Ladj Ly montre-t-elle que la donne à changer ? 

J-R K : Forcément, il y a eu pendant quelques années un conflit entre le maire de Montfermeil notamment et Ladj, qui s’est résolu. Maintenant, Ladj peut tourner à Montfermeil sans aucun problème.

Et je crois que la mairie a compris qu’elle avait tout intérêt à soutenir les projets de Ladj qui donnent une renommée mondiale au quartier des Bosquets et à Montfermeil.

Ladj a réussi à esthétiser la banlieue. Tout comme avec son travail avec le photographe JR, malgré ses immeubles dégradés, sa jeunesse parfois désoeuvrée, ces artistes parviennent à donner une belle image à tout cela. 





Comment expliquez-vous le dédain d’une partie des élites pour la culture émanant des banlieues?

J-R K : Pour que la « culture urbaine » ou « banlieusarde » puisse plaire davantage aux élites, ou en tout cas, réconcilier les deux ; il faut une ouverture d’esprit des habitants des centres-villes, des bourgeois. 

Toute culture est respectable. Et il n’y a pas qu’une culture française. Les cultures se croisent et se mélangent… Je crois qu’à ce niveau-là, la banlieue est plus ouverte d’esprit. 

Justement, qu’est-ce qui vous a marqué en voyant la bande-annonce des « Misérables » de Ladj Ly ?

J-R K : Je voudrais revenir sur ce fameux « communautarisme » dont on accuse et attaque trop souvent les banlieusards. 

Dans son film de Ladj a fait appel à toutes les communautés, il y a des gens de toutes origines, de toutes couleurs, de toutes confessions, de tous milieux sociaux. Il y a des habitants du quartier, mais aussi des gens de l’extérieur. 

Je me demande qui est le plus communautaire aujourd’hui ? Est-ce que sont vraiment les banlieusards ou est-ce que ce sont ceux qui les accusent de l’être ? Je pose la question, mais j’ai une petite idée de la réponse. 

« Nous avons toujours pris des coups de flash-ball dans la gueule. On a tous des marques sur le corps. »

Ladj Ly



Ladj Ly a commencé, fin des années 90, en filmant le quotidien des Bosquets. Il s’est fait connaître en captant les images d’une bavure. Des fonctionnaires avaient été suspendus, c’était une grande première en France. Quels retours, des jeunes générations que vous côtoyez, avez-vous quant aux violences policières ? 

J-R K : En 2008, Ladj a filmé une bavure policière dans son immeuble. La séquence a terminé au journal de 20h et les policiers ont été punis pour cela.

Maintenant, est-ce que les choses ont changé avec les jeunes générations sur le regard de la police, sur les violences policières… la réponse est non. On l’a vu, par exemple, aux Bosquets, en pleine « affaire Théo », des gendarmes et des CRS sont intervenus en mettant à genoux des jeunes (comme récemment à Mantes-la-Jolie, 78).

Les jeunes ont une opinion toujours aussi mauvaise de la police. Il n’y a pas eu de réconciliation. Même si aux Bosquets notamment, il y a un centre de prévention de la jeunesse animé par la police nationale. Ce centre fait un très bon travail. 

Malgré tout le clivage entre la police et la jeunesse est toujours aussi important, à cause, des violences policières qui sont impunies. 

E.Macron qui refuserait de voir le film de Ladj Ly, en 2019, ne serait-ce pas là le signe révélateur qu’en est toujours au même point ?

J-R K : Je pense qu’au contraire, non. Il va saisir cette opportunité et évidemment regardé ce film, car il a tout intérêt à le faire du point de vue de la communication.

Va-t-il faire changer les choses pour autant ? Le rapport Borloo a été jeté aux oubliettes et le travail des associations de terrain a été, quelque part, méprisé. 

Mis à part les travaux de rénovation urbaine et les transports, on a du mal à voir ce qui est proposé aux jeunes de ces banlieues dans l’éducation, mais aussi pour l’emploi. 

Quelles solutions pour les jeunes banlieusards si ce n’est d’être chaffeur Uber ou Uber Eats ? Il y a vraiment une ubérisation de la banlieue. Et toujours autant de chômage et aussi peut de possibilité pour la jeunesse. Alors oui, le président va sans doute regarder le film de Ladj, mais le libéralisme qu’il défend génère cette mise à l’écart. 

 « J’adresse un message à Emmanuel Macron: entendez-nous. Si le Président veut nous accueillir à l’Élysée, on est prêts à y aller. » 

Ladj Ly


Ladj Ly souhaite que le film soit visible jusqu’au sommet de l’État. Sans vouloir être pessimiste, cet appel sonne comme un appel de la dernière chance… Qu’après les Gilets Jaunes, les violences sur le terrain, l’affaire Benalla, l’état d’urgence, l’échec des gouvernements Sarkozy et Hollande à enrayer le chômage, les politiques et polémiques identitaires, la délinquance, l’insécurité, l’échec scolaire, la pénurie des services publics, une partie de la société française est à bout de souffle et à bout de ressources. Qu’en pensez-vous ?

J-R K : Oui, c’est vrai qu’une grande partie de la population française qui est à bout de souffle que ce soit dans cette France périurbaine ou dans les banlieues. Bien évidemment, la projection d’un film à l’Elysée ne va pas résoudre, seule, tous les problèmes. 

Ce qu’il faut c’est une autre approche des problèmes de société et économiques. Dans le fond, je pense qu’il ne faut pas s’attendre à de gros changements sous la présidence Macron non plus. 

Les problèmes d’identité, d’échec scolaire, de pénurie des services publics, de chômage vont probablement perdurer. Je ne suis pas très optimiste pour la suite. 

Les banlieues françaises constituent des laboratoires de toutes les inégalités à l’échelle nationale. Ajoutons à cela la stigmatisation, le sentiment d’abandon, la marginalisation et la ghettoïsation… Ladj Ly prophétise que la prochaine révolution émanera des quartiers. Partagez-vous ce sentiment ?

J-R K : Je ne suis pas devin ! Personnellement, je n’en ai aucune idée. Ce qui est fort probable, c’est qu’il aura certainement de nouvelles révoltes dans les banlieues, puisqu’on n’est pas prêt de résoudre tous ces problèmes de société.

Nos banlieues sont de véritables laboratoires et on y expérimente beaucoup de choses, et parfois, il y a des beaux projets qui aboutissent. 

L’ensemble des problèmes de nos quartiers constitue un véritable miroir qui est offert à la République française. Un miroir de tous ses défauts, de son manque d’inclusion notamment au niveau culturel, religieux et de la rétribution des richesses qui se fait très mal, des lacunes de solidarité et de fraternité. 



Photo de Une : ©JR Kechaou

Rédactrice en chef de MeltingBook, formatrice éducation aux médias, digital & dangers du web

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