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Marwan Mohammed : « Le mot ‘communautarisme’ sert à stigmatiser »

Dans un ouvrage aussi synthétique- 100 pages-que dense-8 contributeurs-, Marwan Mohammed, sociologue, et Julien Talpin, chercheur en sciences politiques (tous deux au CNRS) posent une question simple :

Pourquoi le terme de « communautarisme » est devenu l’accusation la plus disqualifiante possible dans l’espace politique et médiatique ?

Interrogation idoine pour ces chercheurs, inutile pour beaucoup de commentateurs médiatiques. Interview exclusive de Marwan Mohammed.

Merci les sciences sociales. « Communautarisme ? » (Puf) enquête de terrain (l’angle de vue est important) sortie en septembre 2018, dresse un constat scientifique autour d’un mot passé dans la croyance populaire.

Or, le communautarisme, d’après cet ouvrage, est une notion qui repose sur une définition floue, sans ancrage avec le terrain.

Depuis son entrée dans le dictionnaire en 2005, le terme est utilisé, à dessein pour clouer au pilori des populations mal aimées. Des populations accusées de drainer une idéologie particulariste, contre la République.

Sans nier, la présence de réflexes communautaires dans tout le spectre de la population française, cet ouvrage remet le débat à l’endroit.

L’homogamie relève, puisqu’il faut en attester, d’une tendance naturelle propre à tous les groupes sociaux. À commencer par l’entre-soi élitaire et la préservation silencieuse des privilèges.

Mais, comme l’écrit dans le document, Linda Haapajärvi :

« L’étiquette communautariste est dès lors devenue un puissant marqueur d’altérité ethnoraciale et religieuse (…) » (1)

Or, les politiques de logement, pour ne prendre que cet exemple, portent en elle une forme de discrimination visible à l’œil nu.

L’attribution de HLM illustre bien « les mécanismes ségrégatifs » mais aussi « des pratiques de filtrage discriminatoires développés aussi bien par les propriétaires et intermédiaires du logement privé que par les bailleurs sociaux » (2)

Ouvrage scientifique, « Communautarisme ? » permet, et c’est bien le rôle des sciences sociales, de dépassionner le débat là où un certain nombre de puissants ont intérêt à l’enflammer.

Si elle bénéficie d’une forme de validité académico-médiatique, la notion marque l’émergence de l’irrationnel dans le débat public.

Comme Jean-Marie Le Pen a manié avec brio la langue proverbiale (difficile à contredire), les tenants d’une menace communautariste manient les peurs d’une société française mal informée, manipulée même.

D’ailleurs, Marwan Mohammed et Julien Talpin le rappellent bien, en propos liminaire :

« Plutôt que de nourrir les simplifications outrancières, les polémiques et les fantasmes, cet ouvrage cherche à retrouver la raison face à des enjeux importants pour la société française » (3).


>> Lire notre interview exclusive de Marwan Mohammed

Q: Vous venez de publier « Communautarisme ? » avec Julien Talpin. C’est un terme que l’on partout sans vraiment avoir une définition scientifique. Pouvez-vous le définir, en tant que chercheur?

R: On a essayé de questionner le terme, son histoire, ses usages pour savoir si, in fine, les sciences sociales doivent le garder ou pas.

Le problème de cette notion, extrêmement polémique, est qu’elle est utilisée sans être définie. Fabrice Dhume-Sonzogni (1) et Stéphane Dufoix dans leur travail sur l’histoire du terme prouvent qu’il n’a jamais été défini d’une manière scientifique, il est rapidement devenu un terme polémique au début visait plusieurs groupes.

Il s’est progressivement concentré, pour ne cibler par les temps qui courent, quasi exclusivement des groupes minoritaires…des minorités post-colonial, les musulmans, les Arabes, les Noirs. Si l’on prend les catégories génériques et que donc, c’est au fond devenu un mot matraque, qui sert à une forme de répression politique dans l’espace public.

Alors comment le définir, tel qu’il a été défini comme quelque chose qui désigne comme une forme de repli, de séparatisme qui concernerait des groupes qui refusent la mixité sociale, religieuse, qui refusent des interactions avec d’autres groupes et qui sont dans des demandes et des revendications particularistes et particulières.

De panière provisoire, voilà comment on pourrait définir ce terme-là. Avec cette définition, l’on peut voir quels groupes sont ouverts et quels groupes sont fermés et est ce qu’il y a un décalage entre les accusations de communautarisme et les modes de vie des groupes en question.

Q: Dans votre introduction, vous appelez à retrouver la raison face à un concept dont la réalité sur le terrain n’est pas prouvée. Comment expliquez que le terme soit validé aujourd’hui dans l’espace public ?

R: Il y a des universitaires qui s’en servent. Ils s’en servent moins à des fins de description scientifique qu’à des fins d’alimentation très polémique du débat. Quand on regarde en quoi ce terme est utilisé, on voit qu’il est moins associé à des travaux scientifiques basés sur des enquêtes de terrain ou des théorisations solides qu’à des essais.

Cela relève plus de l’essayisme académique que de la recherche scientifique. Et c’est le problème avec l’essayisme académique. Il y a le titre scientifique qui joue mais il n’y a pas le travail derrière.

On a, donc, cette confusion dans le débat public où l’on a des universitaires- et ils ont le droit- qui prennent la parole dans le débat public d’un point de vue politique, qui désignent des groupes qui poseraient problème, qui construisent des problèmes publics. Mais cela ne s’appuie pas sur un travail universitaire. C’est, justement, parce que ce terme là n’est pas rigoureusement défini qu’il a un tel succès dans le débat public.

Q: Cet essayisme médiatique plutôt qu’académique joue, donc, de ce flou…

R: Oui, car le débat public et la controverse adorent les « mots-valises ». On peut y mettre n’importe quoi à partir du moment où il permet de désigner.

Mais, y-a-t-il sur le terrain une réalité du communautarisme ?  Est-ce qu’il y aurait des gens qui s’organiseraient, non par défaut, mais de manière volontaire pour faire prévaloir des droits particuliers ?

C’est justement cela qui est intéressant. Alors, est ce qu’il y a des communautés ? Oui. Est-ce qu’il y a toujours eu des communautés ? Oui. Cela renvoie à quelque chose qui s’appuie l’homogamie.

Q: Finalement, aller vers les gens dont on se sent proche est un réflexe naturel…

R: Je vis, actuellement aux Etats-Unis. Je suis dans un quartier où il y a beaucoup de Français. Franchement, je suis très content de pouvoir m’appuyer sur mes compatriotes pour mes premiers mois à New York.

Ils me sont très utiles pour me briefer, me donner des conseils, passer un peu de temps ensemble, ne pas se sentir isolé. Cela m’aide à m’intégrer et à prendre racine dans la société newyorkaise. Je ne compte pas rester enfermé. Les liens sont entretenus, d’ailleurs, par l’ambassade de France aux Etats Unis.

Il y a des événements organisés et qui font vivre une communauté française. La communauté, c’est l’homogamie. C’est le fait que des gens qui se ressemblent s’assemblent. C’est un phénomène universel. On peut caractériser la société française comme une accumulation de personnes qui vivent ensemble.

Ce que l’on appelle « communautarisme », ce n’est pas le fait d’être en ensemble. C’est un stade différent. Le communautarisme, c’est le fait de se mettre à l’écart des autres, de se mettre contre les autres et de réclamer des choses qui ne concernent pas les autres. De ce point de vue, bien sûr que l’on peut trouver cette réalité.

Q: De ce point de vue là, il existe bien un « communautarisme de classe », celui de l’élite, jamais incriminé. Pourquoi?

R: Patrick Simon montre, dans ses recherches de terrain, que ce communautarisme peut être traduit de différentes manières. Il montre que les populations visées comme « communautaristes », les Arabes, les Noirs, les musulmans, ne sont pas les plus communautaristes du point de vue des enquêtes.

Jules Naudet et Bruno Cousin indiquent eux, à partir d’enquêtes dans différentes villes, que le communautarisme le plus poussé- la mise à distance des autres et des demandes particulières- c’est un communautarisme des élites. C’est un communautarisme qui a les moyens de ses demandes.

Des personnes qui se ressemblent et qui sont ségréguées dans un même ensemble de logement social n’ont pas choisi d’être là. Il faut se poser des questions sur les politiques de peuplement. En revanche, des personnes qui ont les moyens de se payer des logements extrêmement chers et qui imposent que l’on ferme la rue, que l’on mette des grillages, cela relève davantage du communautarisme.

Q: La question du logement est passée sous silence alors qu’elle est essentielle. Les gens dans les quartiers n’ont pas forcément ambition d’y rester. Qu’en pensez-vous?

R: Certains aiment et apprécient d’y vivre. Mais nos quartiers sont assez mélangés aujourd’hui. Il y a des solidarités et des communautés locales qui dépassent les communautés ethno-raciales, religieuses. Le communautarisme en termes de communautés choisies, de mise à distance, il faut en avoir les moyens.

Les gens qui sont forcés de faire ensemble, créer des liens ensemble, comment peut-on accuser des gens que l’on a mis ensemble, de vivre ensemble ? Comment peut-on accuser des gens qui se ressemblent d’être ensemble ?

Q: Justement les bailleurs sociaux bottent en touche quand on les interroge sur la façon dont ils regroupent, à travers l’attribution de logements, des personnes « qui se ressemblent »…

R: Alors, il y a des recherches sur le sujet. Les sciences sociales l’ont bien montré. Il y a des logiques discriminatoires et des logiques de peuplement qui ont abouti à cet état de faits. Les classes populaires,  notamment issues de l’immigration, se retrouvent massivement dans des quartiers plus que d’autres. Ici, à Paris, il y a des ensembles de logements où la part de telle population est sur-représentée ou au contraire sous-représentée. Les gens n’ont pas les moyens de choisir leur logement social.

Q: Un malentendu entre l’idée d’un mode de vie supposé des populations populaires désignées et une idéologie, destinée à imposer un mode de pensée à la France, semble être entretenu. Est-ce qu’il y a une volonté de faire croire à un projet communautariste venu du bas. Finalement, une société fracturée est bien plus « rentable » médiatiquement et politiquement…

R: La construction du discours et l’usage de cette notion dans le débat public permettent de désigner un Autre, dangereux. On ne compte pas les Unes sur le communautarisme, dans telle ou telle ville, mesurée à partir d’un niveau d’homogamie et de ressemblances, pas forcément désiré par ces personnes, mais pas forcément rejeté.*

On a, pourtant des situations où certains journalistes de milieux aisés, blancs de peau et qui vivent uniquement avec des gens aisés et blancs de peau ne s’interrogent jamais sur leur communautarisme à eux. Pourtant, le niveau d’ouverture et d’hétérogamie des musulmans est plus ouvert que celui des catholiques, par exemple.

Ce terme ne sert pas à désigner une réalité. Il sert à stigmatiser un certain nombre de groupes, à créer un problème public et à faire vivre l’idée de menaces imminentes. C’est une notion fourre-tout.

Q: Dans quel but ?

R: Pour ceux qui veulent mettre dans leur agenda politique, la question de l’immigration, de l’altérité avec des visées électorales. Cela permet d’asseoir une position hégémonique politiquement. Le fait que des personnes, parmi les groupes visés, aient envie de vivre à l’écart, ce n’est ni nouveau, ni massif. C’est marginal et on le sait.

Mais à partir du moment où ces exemples  servent à décrire une réalité plus globale, nous sommes dans un processus de généralisation négative qui alimente un discours raciste et qui parasite le débat public.

Q: La focalisation sur les musulmans est visible, objectivement. Comment l’expliquez-vous ?

R: Il y a eu un glissement. Il y a encore quelques années, le communautarisme visait des logiques de repli. Aujourd’hui, le terme vise le fait que des gens ont une pratique religieuse jugée illégitime. On ne leur pardonne pas d’être ensemble ou de développer des choses ensemble.

Q: Et le terme « revendication » surgit quand ces groupes veulent faire valoir leurs droits…

R: Le simple fait que des gens fassent une demande suffit à être accusé de communautarisme. Dans mon enquête, je montre que ce terme sert à éliminer un ennemi politique qui n’a aucune demande communautaire, mais que des demandes d’égalité.

Il y a un décalage énorme entre la réalité et l’usage du terme. Dans les lieux où j’ai mené cette recherche, il y a des groupes de religieux- pas forcément musulmans- qui font de demandes communautaires ou qui vivent séparés des autres.

Du moment qu’ils jouent le jeu, qu’ils font partie de la clientèle électorale municipale, il ne sont pas accusés de communautarisme. Ce terme va viser des militants ou des groupes, plutôt autonomes, critiques à l’égard du pouvoir municipal. Tous les groupes jugés impopulaires, qui font des demandes particulières, ont été accusés de communautarisme.

Contrairement à d’autres… Je pense à des groupes qui ont fait des processions ou ce riche Saoudien qui a fait réserver une plage dans le Sud un été.  Finalement, la question de fond est de savoir qui est légitime ou non pour demander l’égalité.  

Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï

(1) Communautarisme, enquête sur une chimère du nationalisme français, Fabrice Dhume-Sonzogni, Demopolis, 2016
(2)    Communautarisme ?, Marwan Mohammed et Julien Talpin, extrait de Le paradoxe français du lien communautaire, Linda Haapajärvi, (Puf), p 35, 2018
(3)    Communautarisme ?, Marwan Mohammed et Julien Talpin, extrait de Le tigre de papier communautaire, Patrick Simon, (Puf), p 40, 2018
(4)    Communautarisme ?, extrait de Déconstruire le communautarisme, Marwan Mohammed et Julien Talpin, (Puf), p 5, 2018

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