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« L’enseignant est seul face à la souffrance des élèves »

[#Entretien fleuve]

La grève des enseignants du 4 avril a mobilisé le corps professoral à l’échelle nationale. En cause le « projet de loi Blanquer » qui sera examiné au Sénat en mai. La réforme du lycée s’appliquera à la rentrée, en septembre 2019. Nathalie Coste est professeure agrégée d’histoire-géographie au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, depuis 1993, et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Au-delà des classes surchargées, elle pointe le doigt sur une misère pédagogique, psychologique et affective d’un nombre de plus en plus élevé de jeunes.

Votre lycée accueille environs 1500 élèves et étudiants et 120 professeurs. La réforme du lycée s’y prépare. Pouvez-vous résumer ses grands axes pour les filières générales ?

Nathalie Coste

Nathalie Coste : Le grand changement pour le lycée général, c’est la création d’un nouveau bac avec l’abandon des filières (S,ES,L). Les filières technologiques restent les mêmes.



À partir de la classe de première, les élèves suivront les matières du tronc commun et devront choisir trois matières de spécialité en plus. Et ils devront abandonner l’une d’elles en terminale (plus que 2 spécialités).

L’objectif est de lutter contre l’hégémonie de la filière scientifique.


Mois après mois, nous voyons des gamins “plongés” et nous n’arrivons pas à les “récupérer”. Cela nous plombe.



Nathalie Coste

Théoriquement, les lycées doivent proposer une palette de 12 matières dans lesquelles le collégien de troisième fait son choix librement.

Nous savons très bien que tous les lycées ne pourront pas proposer les douze possibilités pour des raisons budgétaires. Un minimum de 7 matières est prévu.


L’hégémonie des matières scientifiques persiste tout de même ?



N.C: Oui, complètement. Les élèves reconstituent spontanément les filières qui existaient jusque-là.



Les mathématiques ne font plus parties du tronc commun. Mais, le retour que nous avons est que très majoritairement les élèves en seconde du lycée choisissent cette matière dans leurs spécialités. Ils savent très bien qu’elle reste importante pour les études supérieures dans de nombreuses filières. Ceux qui se destinent à des études scientifiques prennent maths, physique et biologie. Ils reconstituent la filière S.



Nous avons demandé à certaines universités et à certaines grandes écoles leurs attendus. On remarque que certaines universités demandent les maths même pour le droit. C’est le cas de l’université de Cergy, pour la filière “droit”, il est noté “mathématiques recommandées”.



Tout cela pour dire qu’au lieu de minimiser la sacralisation des mathématiques, c’était l’objectif de cette réforme, c’est l’inverse qui se passe. Cela les rend incontournables.


Cette réforme a pour objectif officiellement de lutter contre l’hégémonie de la filière scientifique mais je pense que, derrière cet affichage, la volonté est de supprimer des postes.


Pourquoi pensez-vous que l’objectif non-avoué est de supprimer des postes d’enseignants ?



N.C: Je vais vous donner un cas très concret. Il apparaît, car nous avons fait des sondages en seconde, que la spécialité théâtre va être très peu demandée. La première “L” option “théâtre” n’existant plus, le théâtre devient une spécialité parmis d’autres.

Évidemment, ce n’est pas une priorité des élèves. Et comme le choix est limité à trois et qu’en terminale, l’une d’elles est abandonnée, ils ne prennent pas la matière “théâtre”.

Même s’ils la prennent, logiquement elle sera abandonnée en terminale. Il y a des matières qui seront forcément désavantagées et des postes seront supprimés.

Au-delà, le nombre de matières diminue en terminale pour chaque élève, c’est donc le nombre d’heures d’enseignements et de postes qui diminuent aussi.



Il faudrait un psychologue par lycée ou un dispositif comme le RASED qui existe en primaire pour les élèves en grande difficulté.

Nathalie coste



De nouvelles difficultés apparaissent donc…



N.C: Le passage de trois à deux matières de spécialité en terminale met les élèves et les parents met dans une situation difficile. Les élèves sont devant un choix compliqué à faire.


Pour illustrer, avez-vous un exemple concret ?


N.C: Je suis professeure principale d’une classe de seconde. J’ai l’exemple de parents qui sont venus me voir car leur fille a pour objectif de faire médecine après le bac. Elle a choisi comme spécialités “mathématiques”, “physique-chimie” et “biologie”.


Cependant, en terminale, elle devra retirer l’une des trois matières. Si elle retire les maths (la moins importante des trois pour médecine) et qu’elle rate le concours de médecine, elle ne pourra pas intégrer une classe préparatoire de sciences car elle n’aura pas fait de mathématiques en terminale.


La solution envisagée par les parents : payer des cours privés de mathématiques à leur fille pendant l’année de terminale. Cette réforme est une aubaine pour les officines privées.


Un autre problème est qu’on demande aux élèves de faire leurs choix selon leur projet post-bac or ils ont 15 ans. C’est quand même très dur. Leur demander à 15 ans de savoir absolument ce qu’ils vont faire comme métier.


Quelles conséquences sur les enseignants ?


N.C: Cette réforme met en compétition les enseignants. Elle installe une logique libérale d’offre et de demande. La stabilité des équipes dépend du choix des élèves.


Il est évident que certaines spécialités seront moins choisies que d’autres.


La stabilité des équipes enseignantes est remise en cause, pourtant elle est essentielle dans la vie d’un établissement public.


Par exemple, la création d’une nouvelle matière “Histoire géopolitique et Sciences politiques” a mis en concurrence les professeurs d’histoire-géo et les professeurs de sciences économiques et sociales.


Ce cours est confié aux professeurs d’histoire-géo mais ceux de sciences économiques rappellent qu’ils sont formés aux sciences politiques et pourraient prendre en charge une partie du cours…


Selon vous, cette réforme passe à côté des vraies difficultés rencontrées sur le terrain…



N.C: Cette réforme ne répond pas à la principale difficulté que rencontre les enseignants qui est le nombre d’élèves par classe. Elles sont surchargées. Comment faire progresser les élèves en difficulté quand les classes sont surchargées ?


J’ai 35 élèves par classe. Il est difficile d’individualiser sa pratique, de s’adapter aux besoins de chaque élève. Par exemple, nous ne pouvons pas travailler l’expression orale avec eux. C’est une difficulté que nous rencontrons tous.


De plus en plus d’élèves arrivent au lycée avec de grosses lacunes scolaires, avec un niveau que nous ne connaissions pas avant.


La politique du ministère étant de ne plus faire redoubler les élèves, la hiérarchie fait pression sur les principaux de collège pour augmenter les taux de passage en seconde générale.


Nous avons donc des élèves qui arrivent en seconde générale et qui sont complètement perdus.



Les enfants aimés et cadrés, c’est eux qui réussissent le mieux à l’école, ceux qui sont valorisés par leurs parents, encouragés. Ceux qui sont seuls, dont les parents ne s’occupent pas vraiment, c’est beaucoup plus difficile pour eux.

Que faites-vous pour les aider ?



N.C: Nous n’avons pas les moyens d’aider ces élèves en grande difficulté scolaire. Mois après mois, nous voyons des gamins “plongés” et nous n’arrivons pas à les “récupérer”. Cela nous plombe.

Le second souci est la lourdeur des programmes. Ils sont pantagruéliques, énormes. Nous manquons de temps pour respirer. Il faudrait des programmes moins lourds et une liberté pédagogique plus nette.

Le troisième problème est qu’il n’y pas d’étayage pour les élèves en souffrance psycho-sociale.

L’enseignant est seul face à cette souffrance. De plus en plus d’élèves sont en grande souffrance morale et psychologique. Et seulement un CPE, une infirmière et quelques conseillers d’orientation pour le lycée (1467 élèves et étudiants) pour les suivre.

L’assistante sociale intervient sur plusieurs établissements. C’est trop peu.

Quand je suis face à un élève qui va mal, je lui conseille de consulter un psychologue mais sachant que les tarifs sont élevés, en moyenne c‘est 60 euros pour une demi-heure de consultation, beaucoup n’y vont jamais.

Il faudrait un psychologue par lycée ou un dispositif comme le RASED qui existe en primaire pour les élèves en grande difficulté.

Face à certaines situations familiales très dures, il faut des adultes qui ont des réponses adaptées.

En tant que professeur, par exemple, que dire à un élève qui vous raconte que son père frappe sa mère ? Ce n’est pas notre travail. Il y a vraiment des mômes qui vont très mals et personne n’est là pour les écouter.


Cette souffrance psychologique des adolescents touche-t-elle davantage les milieux populaires ?


N.C: Cette souffrance psychologique touche tous les milieux, pas seulement les milieux populaires. Il existe des familles qui n’ont pas beaucoup de moyens financiers mais où il y a beaucoup d’amour et de bienveillance envers l’enfant.

Ces enfants réussissent très bien à l’école. Ce n’est pas qu’une question de moyens financiers. C’est vrai, la misère sociale n’aide pas mais on constate qu’il y a de plus en plus de souffrance psychologique, dans tous les milieux.

Dans les familles qui dysfonctionnent, les parents vont mals et ce sont les enfants qui subissent les conséquences.

J’ai un collègue à Sèvres ; il est confronté à la même problématique. Même dans les beaux quartiers, certains enfants vont très mals.

Ne passe pas une seule semaine sans que je n’ai un rendez-vous avec un jeune ou avec des parents à cause de cette misère psychologique et affective.

Dernière difficulté, les élèves qui dorment en cours car ils ne dorment pas la nuit. L’addiction aux téléphones portables, aux écrans les pousse à se coucher très tard. Dans ces conditions, il est compliqué de se concentrer en classe.


Est-ce que les jeunes sont de plus en plus “difficiles”?


N.C : Non, ils ne sont pas plus durs qu’avant, ils sont plus malheureux. Nous ne faisons pas attention à notre jeunesse dans ce pays. On ne prend pas assez soin de nos enfants.

C’est vrai aussi que le lycée c’est un passage compliqué. C’est à l’âge où on va le moins bien, l’âge de l’adolescence, l’âge des questions existentielles qu’on leurs demande le plus.

Même si cela a toujours été le cas. Les enfants aimés et cadrés, c’est eux qui réussissent le mieux à l’école, ceux qui sont valorisés par leurs parents, encouragés.

Ceux qui sont seuls, dont les parents ne s’occupent pas vraiment, c’est beaucoup plus difficile pour eux.


Que ressentez-vous face à ces difficultés ?


N.C : J’ai du mal à garder confiance dans l’institution  et pourtant je crois tellement à l’école publique. Elle ne nous donne pas les moyens de bien faire notre travail. Il me reste sept ans jusqu’à la retraite et je les appréhende. Je me fais beaucoup de soucis pour les jeunes professeurs qui commencent leur carrière. Cela va être dur pour eux, comment vont-ils faire ?

Il y a beaucoup de souffrance chez les enseignants. Le taux de suicide est élevé dans la profession. C’est terrible de voir des enfants “plongés” et ne rien pouvoir faire pour les aider. J’ai des images d’élèves en tête, parfois j’y pense la nuit…

Les « élèves éteints », ces sont des élèves en difficulté, ils essaient en début d’année de suivre mais ensuite décrochent.

Ils attendent que cela se passe. Ils n’expriment rien, aucun désir, aucune volonté. Souvent, personne à la maison pour les aider. C’est dur pour moi, je ne le supporte plus. On essaie de s’en occuper, mais on y arrive pas.


Pourtant, la figure de l’enseignant n’est pas malheureusement pas toujours perçue de façon positive dans l’opinion publique… 

N.C: L’absence de reconnaissance de la société est un facteur difficile à vivre. J’en ai marre des propos tenus sur les professeurs toujours en vacances. Les vacances, je n’en ai vraiment qu’en été.

Je travaille toute l’année, même pendant les vacances scolaires pour corriger les copies.

Depuis le début de l’année, il n’y a pas eu un seul dimanche où je n’ai pas travaillé pendant 5 heures.

Pour bien faire les choses : construire, actualiser les cours, trouver des documents originaux, rencontrer les parents, tu dois travailler tout le temps.

Qui parle du nombre d’heures passées à rencontrer les parents des élèves qui vont mal ? Personne. Quelle image des professeurs renvoie la société ?


Qu’attendez-vous de la part du ministère ?

N.C: Nous sommes fatigués parce que nous n’avons pas les moyens de faire notre travail correctement.

Si j’avais 22 élèves par classe, je ne sauverais pas tout le monde, mais je pourrais faire les choses correctement.

Et il faut absolument un psychologue par établissement pour les jeunes qui ont des pathologies, qui dévissent. Aujourd’hui, il n’y a personne pour les recevoir.

Parcours sup est-il une amélioration ?


N.C: Nous ne comprenons pas la logique de Parcours sup. Certains bons élèves n’ont pas obtenu la filière demandée. Cela manque de transparence.

Nous ne connaissons pas les critères d’acceptation ou de refus d’un élève. Il y a eu des ratés.

Les lettres de motivations créent une inégalité entre les élèves : entre ceux qui disposent de soutiens familiaux pour les écrire et les autres.

De plus, vont-elles être lues ? Les universités vont-elles avoir le temps de lire la quantité énorme de lettres qu’elles reçoivent ?

Cette complexité à réaliser des candidatures a débouché sur un marché pour les officines privées.

Certaines d’entre elles factureraient jusqu’à 900 euros pour aider à la constitution du dossier de candidature de Parcours sup.

La sélection à la faculté n’est pas une bonne chose. J’ai de nombreux exemples d’élèves qui se sont révélés à l’université. Ils ne brillaient pas au lycée, mais ont réussi à l’université, ils ont obtenu des masters. Il faut laisser une chance aux jeunes d’essayer.

Cependant, le taux d’échec en première année de licence est élevé…


N.C : Oui c’est vrai mais la solution, c’est de faciliter le changement d’une filière à une autre. Il faut travailler les passerelles et non pas la sélection.

Que pensez-vous du nouveau baccalauréat ?


N.C: Nous naviguons à vue. Les programmes ont été fait très rapidement pour les nouvelles matières. La consultation pour les programmes a été très limitée. En plus, tous les programmes des matières du tronc commun ont été refaits.

C’est une réforme qui s’est faite sans prendre le temps de la réflexion.

Le grand oral est une nouveauté du bac. Il concerne seulement les matières de spécialités. En plus du cours, l’enseignant doit préparer les élèves au grand oral.


Nous ne savons pas dans quelles conditions nous allons préparer nos 35 élèves d’une classe à un grand oral. Cela va être très compliqué au vu du nombre d’élèves d’une classe.

Je ne connais toujours pas les contenus des épreuves du bac. Concernant ma matière, l’histoire, je ne sais pas si cela sera toujours une dissertation ou pas. Comment puis-je préparer les élèves au bac ?

Que pensez-vous de l’introduction du contrôle continu au baccalauréat ?


N.C : Je n’y suis pas favorable. Le contrôle continu suppose qu’il n’y a plus d’égalité de traitement.

Le caractère national du bac permet quand même d’être évalué de la même façon partout.

Les questions étaient les mêmes quelque soit le lycée, quelque soit la ville, c’était les mêmes épreuves à Henri 4 ou à Mantes-la-Jolie.

Avec l’anonymat des copies, les professeurs corrigent indifféremment et ont tous le même barème.

Il avait donc la même valeur partout en France. Cela ne sera plus le cas. Forcément, la valeur du bac d’un lycée de banlieue va diminuer.

Certes le bac actuellement n’est pas un système parfait, avec le stress des élèves, mais là on fait entrer une part d’arbitraire.

Avec le contrôle continu, il n’y plus d’anonymat et une part de subjectif est introduit. Selon le feeling avec le professeur, la note peut changer. Cela contribue à faire reculer l’égalité de traitement.

Pour conclure sur la réforme, ce qui m’est insupportable c’est qu’elle qu’est présenté comme pédagogiquement innovante alors qu’elle ne répond pas aux enjeux de l’École.

Ces réformes sont le moyen de supprimer des postes qui s’inscrivent dans les directives de réduction des fonctionnaires . Elles interviennent alors qu’on a tellement besoin d’adultes bienveillants et structurants auprès des enfants.


Après des études en sociologie et un DESS en conseil aux collectivités locales en matière de développement, Zaouia Meriem-Benziane se spécialise dans les questions d’échec scolaire et d’insertion sociale. Elle mène également des projets de lutte contre les discriminations et de RSE (responsabilité sociale des entreprises).

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