TOP

UE et covid-19: 1 crise, 3 possibilités

Slim Thabet, économiste et enseignant- chercheur, propose une réflexion sur l’avenir de l’Union européenne, post-covid. Spécialiste des questions macroéconomiques et européennes, il dresse trois scénarii. Avec une conclusion claire, l’UE ne sortira pas indemne de la crise actuelle.


A chaque fois que l’Europe fait face à une crise grave, les esprits chagrins se chargent d’entretenir l’espoir rappelant aux « cassandres » que« l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».

A force d’être répétée, cette sentence tirée des mémoires de Jean Monnet s’est transformée progressivement en une de ces invocations dont on use beaucoup plus pour se rassurer à bon compte que pour affirmer des certitudes.

Slim Thabet

Elle suppose que l’on accumule les enseignements en se fondant sur les « expériences » pour éviter de répéter les mêmes erreurs en pire. La crise actuelle liée à l’épidémie du coronavirus offre une nouvelle fois l’occasion de vérifier si à travers l’enchaînement des crises, l’idée de l’Europe se renforce ou si au contraire, elle s’évanouie un peu plus…

Certes, l’Union européenne a récemment affronté, non sans difficultés, deux épreuves majeures : la déflagration financière consécutive à l’éclatement des subprimes (2008-2010) ou plus récemment les secousses provoquées par le gonflement subit des dettes souveraines (2010-2013 et 2015) de certains des États-membres.

Loin de régler tous les problèmes, les solutions trouvées à l’époque avaient permis de faire momentanément redescendre la fièvre ; progressant à tous petits pas vers une Europe plus politique (création entre autres du Fonds européen de stabilité financière puis du Mécanisme européen de stabilité), là où les problèmes exigeaient que l’union économique et monétaire se dote de solides institutions de régulations et de solidarité.

En réalité, le salut est davantage venu de la reprise de la croissance mondiale, d’une austérité finalement moins sévère que prévue – à l’exception notable de la Grèce qui s’est vue imposée une thérapie de choc sans précédent…Et sans aucun succès ! – et surtout, aux coups de pioche portés à la doctrine de la Banque centrale européenne (BCE). Allant bien au-delà de ses prérogatives inscrites dans les Traités à travers le « Quantitative Easing» et le programme de rachat d’obligation d’Etat baptisé « Outright Monetary Transactions », la BCE a joué, malgré des défauts certains, un rôle contra-cyclique (mesures destinées à combattre la récession économique et renouer avec la croissance).

Voilà donc et de nouveau l’Europe en « procès » à la faveur des effets dévastateurs du Covid-19 : hausse substantielle de la mortalité pour certaines catégories de la population, services de réanimation hospitaliers submergés face à l’afflux massifs des malades, mise à l’arrêt forcée de pans entiers de l’appareil productif, chute vertigineuse de la demande, krachs boursiers, etc. Au-delà de ces aspects, ce qu’on peut appeler désormais le « choc Covid-19 » et, bien qu’il soit de nature exogène, recèle quelque chose de nouveau.



Choc mental

A travers ses effets sanitaires il touche à l’intime des populations et exige par là-même de l’Europe une très grande proximité de présence. On a assisté au contraire. Touché dans ce qui leur est le plus chère, les « citoyens européens » n’ont jamais vu une Europe aussi lointaine. Le choc Covid-19 est aussi – et c’est ce qui fait aussi son originalité – un choc mental annonciateur de bouleversement dans les systèmes de valeurs.

On a pu lire ou entendre ici et là que la santé publique ne relevait pas de la compétence de l’Union européenne mais, principe de subsidiarité oblige, de celles des États-membres.

S’il est vrai que ces prérogatives en la matière sont très limitées, l’Union dispose en revanche de leviers, qui peuvent être actionnés dans le cadre d’une crise à gérer dans l’urgence, qui relève de la protection civile : clause de solidarité, mécanisme européen de protection civile, adaptation aux crises de la libre circulation des personnes et de celle des matériels sanitaires, instruments financiers, moyens militaires, etc. Soit.


La santé ne relève pas de l’Union européenne. Mais alors, pourquoi la Commission a-t-elle demandé 63 fois aux États-membres de réduire leurs dépenses de santé selon le décompte de l’eurodéputé Martin Schirdewan ?

La crise liée au Sars-Cov-2 offrait une occasion en or à l’Union européenne de prouver qu’elle avait retenu les leçons du passé récent en montrant qu’elle a pris la dimension, inachevée certes, d’une union véritablement politique. Comment ? A crise européenne, réponse européenne ! A situation exceptionnelle, réaction exceptionnelle !

C’est tout le contraire qui s’est produit…Outre le fait que chaque État-membre y est allé de sa propre stratégie (confinement partiel ou total pour les uns, immunité collective pour d’autres ; confiscation ou réquisition de masques destinés aux autres pays, etc.), le spectacle affligeant offert durant les Conseils européens du mois de mars est venu rappeler une triste réalité, celle d’une « communauté » avant tout économique incapable de s’entendre sur une réponse politique partagée, à la hauteur des enjeux, au point de « refiler la patate chaude » aux Ministres des finances dans l’espoir qu’ils s’en sortent mieux…

Les oppositions affichées en place publique ont réveillé les vieilles fractures entre le nord du Vieux continent prétendument vertueux (Pays-Bas et Allemagne principalement) et le sud supposément dispendieux (Italie, Espagne, France en autres), celles que Mario Draghi, ex-président de la BCE entre 2011 et 2019, pensait avoir résorbées…

Conscient du message politique potentiellement catastrophique en cas de nouvel échec, l’Eurogroupe affichait jeudi 9 avril son unité en parvenant à s’entendre, à l’arrachée, sur un plan économique commun. Mais comme souvent avec l’Union européenne, le diable est tapi dans les détails. Outre la faiblesse du montant annoncé (540 milliards d’euros, théoriques et partiellement recyclés…etc.) au regard des enjeux, aucun progrès vers plus de solidarité budgétaire avec les fameux « Corona bonds » (mutualisation des dettes). L’achat direct d’obligations souveraines par la BCE (monétisation des dettes) quant à lui n’est pas pour demain…etc.

Le principe de réalité impose de considérer que ces évènements montrent qu’on se trouve à nouveau face à un tournant tragique à la fois pour l’Union, pour la zone et les États-membres. D’une façon schématique, ces choix peuvent être inscrits dans le cadre de trois tendances :

  1. Ou continuer sur les mêmes bases et avec la même philosophie en colmatant à la marge les défauts saillants d’un processus d’intégration qui est désormais sans procès. Cette option peut être qualifiée légitimement d’option ayant pour objectif de préserver le statu quo (SQ) ;

  2. Ou aller vers un éclatement dont le Brexit ne serait que le signe annonciateur et encourageant pour ceux qui appellent de leurs vœux une sortie brutale et/ou douce de la zone euro. Une telle option est synonyme de facto ou de jure de la disparition de l’Union elle-même. On concevrait très mal les possibilités de sortir de la monnaie unique sans remettre en cause les bases de l’Union économique. L’option peut par conséquent être identifiée comme l’option du retour ou du repli souverainiste vers les anciennes frontières des États-Nations (SE) ;

  3. Ou, enfin, parvenir à réaliser un sursaut qualitatif allant vers une démocratisation approfondie par de nouvelles réformes institutionnelles. Dans le cadre de cette option, les raisons des défaillances résident dans un inachèvement de la construction européenne à cause d’une déficience de nature démocratique. On peut légitimement la baptiser option du sursaut démocratique (SNF).

On aura compris qu’entre les deux options extrêmes du statu quo ou de l’éclatement, le chemin d’une « sauvegarde » par surcroît de démocratisation est plus étroit que jamais. Se donner une nouvelle frontière pour l’Europe dans le contexte actuel est une tâche fastidieuse mais elle peut se concrétiser à la condition de ne pas restreindre ce qu’on peut appeler désormais la question européenne à un pur problème économique.

L’Europe se trouve de nouveau confrontée à des choix tragiques. En effet, face à ces choix tragiques et malgré quelques propositions de réformes fortes çà et là, les termes du débat demeurent identiques à ceux qui prévalaient durant la phase antérieure du cycle.

On continue, en effet, à rechercher des réponses purement économiques à des problèmes identifiés principalement ou exclusivement comme purement politiques.

Slim Thabet

Plus exactement, on attend encore et toujours que l’économique et/ou le monétaire génère du politique ; ce qui est une thèse pour le moins discutable et qui ne peut constituer par elle-même le fondement d’un programme ou d’une option politique.

Il est désormais nécessaire de renverser les termes du débat pour se convaincre et convaincre que les problèmes sont d’abord politiques et que les questions économiques ne peuvent trouver des solutions notamment sur le plan pratique qu’étant subordonnées à la résolution des problèmes politiques.

Ces choix tragiques permettent de définir des scénarii plus ou moins probables. De nombreux auteurs s’y sont essayés. Les lignes de partage permettant d’identifier les trajectoires futures sont relativement délicates à tracer. Elles relèvent souvent d’un croisement entre des combinaisons de facteurs économiques ou politiques, d’un côté, de facteurs endogènes ou exogènes, de l’autre.

Ce croisement permet de mettre en évidence les forces centrifuges et centripètes qui sont à l’œuvre dans les deux entités depuis la crise. Grossièrement, la première ligne de partage déterminante est celle qui sépare les options démocratiques des options autoritaires alors que la seconde distingue les tenants de la réforme de ceux qui défendent le statu quo. L’ensemble des scénarios pouvant être raisonnablement envisagés fait l’objet du tableau synoptique ci-après dont le commentaire succinct apporte des compléments aux logiques sous-jacentes de chaque scénario.

Le tableau et le graphique ci-après synthétisent les différentes trajectoires que pourraient prendre l’Union européenne et les variantes possibles pour chaque grand scénario.



La première option repose sur l’hypothèse de la continuité du statu quo au moins à court terme car à moyen et long terme cette hypothèse devient totalement irréaliste.


Concrètement, elle revient à postuler l’inertie à la fois des logiques institutionnelles et des forces politiques économiques et sociales. Dans ces conditions, la « technocratie » continuerait à dominer sur la base de la même « gouvernance » avec des aménagements à la marge pour donner le change : la poursuite de la politique accommodante de la BCE avec sa nouvelle présidente (Christine Lagarde), une légère hausse du Budget européen néanmoins insuffisante et un minimum de concessions dans les processus de prise de décision (une place plus importante pour le parlement).

Cependant, cette tendance inertielle se heurte à de nombreux obstacles qui la rendent faiblement viable voire même dangereuse à moyen terme : désaffection de l’opinion publique dans les différents pays membres, non résolution des problèmes des dettes souveraines Nord-Sud en plus des difficultés à faire face aux évènements inattendus endogènes (après le Brexit, un Italexit ?) ou exogènes (réélection de Donald Trump aux États-Unis et tensions croissantes avec l’administration américaine, retour de la Russie sur la scène mondiale, retour de la question des réfugiés notamment, liée aux problèmes du Moyen-Orient et au changement climatique, crise liée au coronavirus, etc.).

Néanmoins, le défi le plus important réside dans le recrudescence de forces politiques ayant pour programmes électoraux l’éclatement de l’Union et de la zone monétaire. Tant que ces forces se limitaient aux pays périphériques, le phénomène pouvait être circonscrit mais s’il touche l’Italie voire la France, il ne peut plus l’être. Le maillon le plus faible semblerait plutôt être l’Italie…



La deuxième option a pour socle la volonté de sortie de la zone euro. Deux problèmes se posent alors : la sortie de l’euro signifie-t-elle de facto le démantèlement de l’Union ? La sortie mais sur quel mode ? Le mode concerté ou négocié (sortie en douceur) ou le mode brutal d’une sortie décrétée ? Dans l’esprit de ceux qui sont pour la sortie les choses ne sont pas très claires.



Certains se limitent à la rupture avec l’euro mais ne disent rien sur les réformes de l’Union et leur bienfondé, mis à part le protectionnisme restreint aux frontières de l’Union. La même ambiguïté frappe les possibilités de réformes budgétaires et fiscales.


En réalité, le démantèlement de la zone aboutirait nécessairement au démantèlement de l’Union, celle-ci devient sans objet. En revanche, ceux qui sont pour une sortie brutale expriment très clairement la volonté de la disparition de l’Union. Ce qui a pour conséquence le retour au jeu des nations mais dans un cadre géostratégique totalement transformé.

En plus du coût élevé du recouvrement de la souveraineté, les deux variantes de la sortie jettent un froid sur la place de l’Allemagne surtout au regard du retour en force de la Russie. Il est fort probable que l’hypothèse la plus raisonnable est une polarisation de nouveau des zones d’influence dont l’Europe centrale et les Balkans constitueraient l’épicentre.

Enfin, la troisième option qui peut être qualifiée d’utopique au sens noble du terme a pour objectif de sauvegarder l’idée de la construction européenne à travers la recherche d’une nouvelle frontière démocratique (et économique).



Toutefois, s’il y a un accord sur l’objectif, il y a désaccord sur les modalités. Une première variante consiste à adhérer à l’idée fédérale. Il faut corriger le fédéralisme monétaire claudiquant en parachevant la construction de l’euro pour la transformer en monnaie complète par un fédéralisme budgétaire et fiscal. Les points de force de cette variante résident dans la possibilité de trouver des solutions aux questions que la technocratie s’est avérée incapable de résoudre notamment la question de la dette et de la coordination des politiques économiques.

En plus du flou à propos du modèle fédéral le plus adéquat, un des écueils majeurs est celui de l’absence d’une culture fédérale dans de nombreux pays de l’Union et de la zone. A l’exception de petit pays comme ceux du Benelux, seule l’Allemagne a fonctionné comme une véritable fédération. L’autre écueil est que le fédéralisme risque de renforcer les tendances de sécessions régionales comme c’est le cas en Espagne par exemple, ou du côté de l’Ecosse.


La seconde variante est beaucoup plus modeste. Elle ne prône pas le fédéralisme mais soutien des réformes profondes pour la démocratisation des institutions qui serait le résultat d’une poussée de mouvements coordonnés par le bas. Outre, la faiblesse politique de ces mouvements, les réformes en question ne peuvent apporter leur fruit qu’à moyen terme et risquent de se fracasser sur les contradictions des intérêts des nations.

Parmi les trois options la plus raisonnable est certainement la dernière, mais elle s’apparente à une entreprise consistant à essayer de « faire passer un chameau par le chas d’une aiguille » pour reprendre la fameuse formule évangélique…Il n’en reste pas moins qu’elle est la seule à prendre acte pour paraphraser l’esprit et non nécessairement la lettre d’un ouvrage célèbre de l’économiste britannique John Maynard Keynes[2], des conséquences politiques néfastes de l’Union économique et de la zone euro. Ce n’est qu’à la lumière de la mise en évidence de la nature de ces conséquences que l’identification lucide des scenarii des évolutions à venir aurait un véritable sens.

Les scenarii, ainsi, décrits ne se concentrent pas exclusivement et explicitement sur les implications du choc Covid-19. Le schéma d’ensemble porte néanmoins des éléments qui permettent de mettre en évidence ces implications. S’assimilant à un choc exogène ses effets sont différenciés en fonction du type de trajectoire concerné. Intuitivement, le choc aurait dû faire prendre conscience de la nécessité d’un renforcement de la coordination politique. Il n’en est rien.

Cela ne signifie pas cependant le choc est neutre. Il joue un rôle ambivalent : à la fois révélateur et accélérateur. Révélateur, car il met à jour avec encore plus de clarté notamment dans les esprits des citoyens européens, le caractère profond et par là même de plus en inquiétant des défaillances de cette coordination. Accélérateur, dans la mesure où, d’un côté, il contribue puissamment à la destruction de ce reste des bases précaires de statu quo, de l’autre, il précipite les mouvements de deux trajectoires : la fuite vers le chacun pour soi et le renforcement du rôle dévolu de facto à l’Allemagne.

Bien que le choc porte en lui-même des éléments qui renforcent la première, c’est fort probablement et d’un point vue réaliste, la seconde qui est le plus favorisée. Certes, on a assisté dès les prémisses de la crise sanitaire à un repli vers le chacun pour soi jusqu’à se disputer les cargaisons de certains produits sanitaires par des procédés qui relèveraient presque de la piraterie…En revanche, en dehors de la réaction de certaines populations comme en Italie où le « drapeau » de l’Union européenne a été brûlé, nous n’avons pas (encore ?) assisté aux renforcements des mouvements en faveur des sorties ou brutales ou négociées (peut-être que l’éclatement des contraintes budgétaires n’est pas pour rien dans l’explication de cet aspect). L’effet le plus probable c’est que l’Allemagne achève la domination de l’ordo-libéralisme en se transformant de facto en puissance coordinatrice.

Force est de constater que l’Europe se trouve encore une fois et de nouveau confrontée au retour de ses démons, sauf que cette fois-ci, de « vieux » démons sont venus renforcer les plus récents…



NOTES :

Sur la question de la santé et de l’austérité, lire également Antoine Math (2017), « Les effets des politiques d’austérité sur les dépenses et services publics de santé en Europe », Revue de l’IRES, n°91-92, pp. 17-47.

[2] Les conséquences économiques de la paix, 2002, Paris, Gallimard (1919 pour l’édition originale). Il récidivait 5 ans plus tard avec la brochure The Economic Consequences of Mr. Churchill.

Économiste, Slim Thabet est enseignant et chercheur dans l'enseignement supérieur, spécialiste des questions macroéconomiques, européennes, territoriales et industrielles auxquelles il a consacré de nombreux travaux. A paraître prochainement : « Money, State and growth of welfare: fighting the dangerous transformation of capitalism » in Bougrine, H. and Rochon, L.P. (eds.), Money and Crises in Post-Keynesian Economics: Essays in honour of Marc Lavoie and Mario Seccareccia, Edward Elgar, Northampton MA: USA, Cheltenham: UK (avec Alain Parguez).

Post a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.