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L’école, la violence, l’islam, Marseille : un livre à côté de la plaque ? par Françoise Lorcerie

En cette rentrée des classes, un livre sur l’école a fait le buzz plus que d’autres : le livre témoignage de Bernard Ravet, ancien principal de collège à Marseille, intitulé de façon intriguante Principal de collège ou imam de la République ? (Ed.Kero).
Emmanuel Davidenkoff, journaliste, est mentionné comme celui qui « a permis de réaliser l’aventure éditoriale » en assurant sa « mise en forme ». Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS et spécialiste du monde arabe en livre une critique, au plus près du terrain.

Françoise Lorcerie

L’ouvrage avait au moins trois raisons de réussir son entrée sur le marché.
D’abord, l’auteur est un personnage attachant, connu à Marseille et qui a beaucoup d’amis.

Le livre raconte sa trajectoire et son vécu. Issu du vieux quartier de la Croix-Rousse à Lyon, Bernard Ravet a été formé comme instituteur dans les années 60-70.
Il a très tôt quitté l’enseignement pour la pratique de l’image et des médias. Venu à Istres à ce titre au début des années 80, il a obtenu ensuite d’ouvrir une antenne du CRDP dans les quartiers nord de Marseille, puis il est passé chef d’établissement, d’abord adjoint puis titulaire.
Sur une dizaine d’années, il aura dirigé trois établissements appartenant au réseau marseillais de l’éducation prioritaire. L’un de ceux-ci – le premier qu’il ait dirigé personnellement – recrute sur le quartier le plus pauvre de Marseille, l’un des plus pauvres de France.
Il a terminé sa carrière dans un collège des quartiers Sud, toujours à Marseille.
La deuxième raison, c’est justement Marseille, chouchoutée par le cinéma et les magazines, l’héroïne de l’interminable Plus belle la vie, ode au métissage, en même temps qu’épure de « l’apartheid territorial, social et ethnique » évoqué par Manuel Valls en janvier 2015, et aujourd’hui en outre ville phare de la réhabilitation urbaine dans son hyper-centre déshérité.
Principal de collège ou Imam de la République?, Bernard Ravet, (Ed.Kero)

Principal de collège ou Imam de la République?, Bernard Ravet, (Ed.Kero)

La troisième raison est l’islam que le titre met en avant. « Imam de la République », c’est ainsi que Bernard Ravet en était venu à s’auto-définir pour les parents de ses élèves. Lui aussi avait une religion mais pas la même qu’eux, c’était la République.
Mais de plus, le titre pose une alternative, en même temps qu’il dessine une explication : « Principal ou imam de la République ». On comprend que l’auteur a été empêché de tenir son rôle normal de chef d’établissement pour se consacrer à défendre la sacralité de la République dans un contexte où la référence musulmane prévalait.
Si le titre avait été « Principal et imam de la République », ç’aurait été différent. On aurait pensé à une façon d’occuper le poste en ayant toujours en tête de défendre le caractère transcendant des valeurs de la République dans un contexte où l’islam est une référence partagée. C’est d’ailleurs largement selon cette logique que l’auteur évoque son action concrète de principal dans la suite du livre, et nombre de ses collègues feraient sans doute de même.
Mais le titre va plus loin et il accroche. Les premiers mots aussi : « Il y a urgence », point à la ligne. De fait, la matière ne manque pas. L’école en milieu populaire à Marseille, c’est 23 « REP + » accolés en archipel, avec des écoles primaires dans un état pitoyable (c’est moins vrai des collèges).
L’islam à Marseille, c’est un tiers environ des 860 000 habitants de la ville, concentrés dans les périmètres de l’éducation prioritaire, notoirement discriminés sur les marchés du travail et du logement, et marginalisés dans les institutions de la ville. S’il n’y a pas eu de départ pour le djihad depuis Marseille (1), l’intégrisme existe.
Avec l’opération de recomposition urbaine dite Euroméditerranée, la « reconquête » de l’hypercentre par des familles du tertiaire supérieur a été entamée, mais elle n’a pas déplacé toutes les populations qui étaient là précédemment, et le collège public a fait les frais du ratage.
Adopté par les anciens habitants, délaissé par les nouveaux, il a été classé au bout d’un an en éducation prioritaire +. Cet établissement, Bernard Ravet l’a ouvert après avoir travaillé sur ses plans avec l’architecte. Il y avait bien matière à livre dans cette trajectoire et l’auteur est idéalement placé pour nous révéler l’urgence de la situation.
Mais le livre ne tient guère la promesse de son titre. En fait d’urgence liée à l’islam, le livre remet en contexte deux histoires pas tout-à fait inédites puisque rapportées dans le « rapport-choc » de Jean-Pierre Obin, rendu en juin 2004 à l’inspection générale de l’Éducation nationale (2). On était au lendemain du vote de la loi du 15 mars 2004, et le rapport souhaitait non seulement valider l’interdit des signes religieux à l’école mais dire qu’il fallait aller plus loin.
Il s’appuyait sur quelques faits concrets dont le livre de Bernard Ravet nous fait comprendre qu’ils viennent de son témoignage d’alors, un peu déformé pour les besoins de la cause. Par exemple, déplorant des cas de personnels de l’Éducation Nationale investis par ailleurs dans l’animation de lieux de culte musulmans (ce qui en soi n’est pas blâmable), le rapport Obin révèle qu’un document du Tabligh a même été trouvé dans un collège, distribué par un surveillant.
En réalité, apprend-on en lisant Ravet, c’est un élève qui a remis le fascicule à un professeur en toute naïveté, ouvrant la possibilité d’un recadrage pédagogique sur les conflits de normes (accessoirement c’est une production qui vient d’Arabie saoudite, non du Tabligh).
C’est bien un surveillant qui l’avait donné, et Bernard Ravet révèle la suite : le surveillant a quitté de lui-même le collège. Autre exemple, le rapport Obin évoque le fait que les professeurs d’arabe sont visés par des contestations car « ce n’est pas le bon arabe » qui est enseigné.
Le témoignage de Bernard Ravet est un peu différent. Il souhaitait avec l’IPR d’arabe implanter une section bilangue arabe-anglais, or l’annonce n’a pas suscité grand intérêt parmi les parents. L’un deux, questionné, a répondu que c’est peut-être parce que l’imam avait dit qu’on n’y enseignerait pas « le bon arabe – l’arabe de la religion ».
A lire Ravet, pas d’agressivité ni de contestation dans la réponse, simplement un fait. Si les familles primo-migrantes musulmanes souhaitent voir leurs enfants apprendre l’arabe, c’est d’abord pour qu’ils puissent lire le Coran.
Elles méconnaissent que l’arabe enseigné a aussi une valeur économique et culturelle. Mais en outre rappelons que l’arabe enseigné n’est parlé dans aucune famille à cause du fait diglossique, particulièrement marqué au Maghreb. Ce problème d’ajustement de l’offre à la demande – et de la demande à l’offre – forme le non-dit des débats récurrents sur l’enseignement de l’arabe dans le système scolaire depuis quarante ans.
Pas grand-chose d’autre concrètement dans ce livre, pour douze ans de direction, sur l’invasion des collèges par l’islam et la violence qui en résulte, sinon des anicroches qui poussent à relativiser l’idée d’invasion justement.
Quelques scènes cocasses se laissent imaginer : le père d’un élève insupportable, convoqué par une CPE, vient au rendez-vous mais ne cesse de fixer ses chaussures sans la regarder dans les yeux, c’est un imam. Par contre l’imam Doudi, connu pour ses accointances salafistes, est un père d’élève irréprochable.
Des « barbus » qui dealent dans le quartier viennent se plaindre que les patrouilles de la BAC gênent leur commerce. C’est le principal qui a demandé à ce qu’elles soient renforcées, police et école « même mission », dit-il.
Mais il s’entremet un été pour aider une mère d’élève bloquée en Algérie par son mari à revenir en France avec ses enfants, alors que cette mère lui avait précédemment pourri la vie avec le foulard de sa fille. Il arrive que les jeûneurs cherchent noise aux non-jeûneurs lors de la pause méridienne durant le ramadan, qu’une fille défie les surveillants en enlevant son foulard après la porte du sas.
Les parents des demi-pensionnaires veulent du halal, comme à l’hôpital… Tracasseries ordinaires. Cela se gère, l’auteur le montre bien. Il y a aussi quelques scènes chaleureuses avec des élèves méritants.
Il n’empêche, l’auteur a une thèse et il n’en démord pas. C’est une thèse en deux points, qu’il reprend du rapport Obin auquel il rend hommage.
Premier point, les collèges dans ces quartiers sont comme des territoires offshore (l’image est de l’auteur, qui se désigne comme un « pédagogue offshore »), le quartier n’a pas les mêmes règles que l’école, il faut sans cesse « défendre le territoire ».
On connaissait la violence (3), les archaïsmes culturels. Mais « au début des années 2000, un autre adversaire est apparu. Dieu » (p.68). Or, et c’est le deuxième point de la thèse, « l’institution » ne fait rien, elle est « dans le déni » et, sous couleur d’autonomie, elle abandonne ses représentants sur le terrain à eux-mêmes.
Sur la menace religieuse, l’auteur est extrêmement affirmatif. Mais, il faut bien le dire, sur la base d’allégations. « Plusieurs dizaines de nos élèves sont pris dans les rets de mosquées qui prônent une vision radicale de l’islam », nous dit-il (p. 191). A preuve, ils fréquentent des associations musulmanes d’aide aux devoirs. Et de citer l’association « La Plume de la vie », qui prône selon lui un islam rigoriste.
Vérification faite, cette association s’adresse à tous « sans distinction d’appartenance religieuse », et son responsable est un homme estimé, partenaire du diocèse dans la formation des prêtres. « Nous nous effondrons » ajoute Ravet. Et de citer la création du collège-lycée privé musulman « dans le seul but de permettre aux familles de contourner la loi sur le port des signes religieux ».
En fait cet établissement, ouvert en 2009, a été agréé en 2015, c’est le 4e établissement musulman agréé de France, avec moins de 200 élèves. Le port du voile n’y est pas général et le niqab est interdit, il a tout un programme d’ouverture à l’autre et d’éducation à la citoyenneté.
L’auteur enchaîne en mettant en cause nommément Nassera Benmarnia, suppléante de l’ex-député PS Patrick Mennucci, « longtemps présidente de l’Union des familles musulmanes, une association qui organise l’Aïd dans la cité».
Et d’ajouter « Quel est le sens de notre travail dans ce contexte ? … Quand l’Etat lui-même déroule le tapis rouge au religieux. » (p. 207). On reste ébahi devant ce genre de sous-entendu. Nassera Benmarnia est l’une des personnalités musulmanes dont Gilles Kepel trace le portrait dans son livre Passion française (Gallimard, 2014).
Il souligne que le sens de son combat a toujours été de faire accepter le fait islamique en France, que l’Union des familles musulmanes est « une association laïque et apolitique agréée par le mouvement familial français » et que l’Aïd dans la cité est un « festival aux activités profanes », « considéré comme un créateur important de lien social » à Marseille, « transcendant les clivages politiques » (4).
Sur l’inaction institutionnelle, deuxième facette de la thèse, les chefs d’établissement de Marseille ont déjà protesté par la voix de leurs syndicats contre les affirmations du livre. Il y a eu à partir de 2012 un travail collectif des chefs d’établissement des quartiers nord pour mieux connaître l’islam et sortir de l’attitude obsidionale à l’égard de l’environnement musulman.
A partir de ce noyau a été créée, au lendemain des attentats de janvier 2015, une équipe académique formée de chefs d’établissements, de professeurs formateurs avec quelques universitaires, qui a dispensé dans les bassins de l’Éducation nationale des formations sur la laïcité et la gestion de la pluralité religieuse, en partant des cas soulevés par les participants quand ils en avaient.
Par ailleurs, depuis 2010 une équipe mobile répond en continu aux demandes des écoles et établissements concernant la sécurité et les violences. Enfin, les inspections académiques sont un protagoniste essentiel du système d’action monté autour des préfets sur la problématique de la radicalisation. L’analyse de Bernard Ravet sur l’apathie de l’institution est au moins obsolète.
En fait, il y a deux Bernard Ravet dans ce livre, le responsable d’établissement scolaire, humaniste et ouvert à ce qui se présente, et puis l’homme fatigué, rongé de l’intérieur selon ses termes, qui veut donner un public à son exaspération.
Il y a celui qui laisse réciter la prière des morts sous le préau par un collègue marocain en visite, en mémoire de Waël, élève de quatrième aimé de tous disparu dans le crash de la Yemenia. Et puis celui qui s’arcboute sur une thèse trop lourde qui finit par écraser son témoignage.
Et puis il y a l’auteur en second, dont on se demande quelle part il assume de la thèse, Emmanuel Davidenkoff, journaliste, chroniqueur, producteur, rédacteur en chef au journal Le Monde et spécialiste des questions d’éducation scolaire.
Françoise Lorcerie
Directrice de recherche au CNRS
Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, UMR 7310, CNRS & Aix-Marseille Université)
Notes
(1) Préfet de police de Marseille, entretien avec FL le 9 février 2017.
(2) Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, Rapport IGEN inédit, publié par P-F Paoli et A. Seksig dans L’école face à l’obscurantisme religieux. 20 personnalités commentent un rapport choc de l’Éducation nationale, Max Milo, 2006, p. 295-377. Avec une présentation de Jean-Pierre Obin. Réf. : p. 338, 357.
(3) La scène qui ouvre le livre à la manière d’un film noir relate le caillassage que Bernard Ravet a subi alors qu’il était seul à son bureau un soir de printemps dans le collège le plus difficile qu’il ait eu, et la « panique » qui l’a étreint durablement à partir de là. Les coupables n’ont pas été retrouvés.
(4) La fête n’est hélas plus organisée depuis quelques années.
Cette critique est reproduite avec l’aimable autorisation de Françoise Lorcerie. Elle a été publiée sur le site Laurent Mucchielli

Raconter, analyser, avancer.

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