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Todd Shepard : L’homme arabe, cette obsession si française…

Voici un livre qui ne laissera personne indifférent. Dans Mâle décolonisation, L’« homme arabe » et la France (19621979), aux éditions Payot, l’universitaire américain Todd Shepard dissèque ce qu’il appelle « l’obsession française autour des hommes arabes ».

L’auteur, spécialiste reconnu de la Guerre d’Algérie, et par ailleurs enseignant à l’université Johns Hopkins (Etats-Unis), avait déjà publié en 2008 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot).

Un paradoxe français. Pourquoi l’homme arabe, et plus particulièrement l’homme algérien, a-t-il ainsi obsédé la société française même après 1962 ? Il pose ainsi l’hypothèse que « les conséquences de la guerre d’Algérie devinrent intimement mêlées à la révolution qu’il est convenu d’appeler sexuelle ».

Il explique ainsi que le féminisme et les mouvements d’émancipation homosexuelle prirent appui sur l’exemple « du mouvement anticolonialiste internationale » et surtout sur la Révolution algérienne.

Plus largement, il étudie les réminiscences de la guerre d’Algérie qui contenait selon ses recherches « une dimension érotique certaine ». Dans la lignée de l’Orientalisme sexuel brillamment démontrée par Edward Saïd, Todd Shepard montre qu’après 1962, « l’essentiel du discours porta sur les hommes plutôt que sur les femmes ».

L’extrême-droite, pour expliquer une défaite impensable en Algérie, vécue comme une émasculation symbolique, construisit l’image de l’homme arabe « supposé menace sexuelle sur les Français », hommes ou femmes.

Cette explication « biologiste », de « déviance sexuelle » contaminèrent ensuite « tous les autres registres sociaux et politique de l’hostilité aux Maghrébins, qu’il s’agisse de délinquance, taux de natalité élevé (…) ».

A l’inverse, la Gauche anticolonialiste érigea l’homme arabe « en modèle héroïque, révolutionnaire, une incarnation de la masculinité ».

Le drame est que par la suite cette même gauche « n’osa plus ériger l’homme arabe en modèle » alors que l’extrême-droite continua à fustiger la sexualité de l’homme arabe et « fut tout aussi active lorsque l’Islam, le musulman devinrent des références centrales ».

Au-delà de sa seule dimension historique, ce livre éclaire avec intelligence les débats qui traversent la France contemporaine. Un livre à lire d’urgence.

D’où vient cette obsession française de la société française après 1962 pour l’homme arabe ?

Pour l’extrême-droite, des mâles algériens étaient presque des animaux et pourtant ils avaient battu les Français. Cela a été vécu comme une chose insupportable, impensable. Une humiliation.

La seule explication possible a consisté à revenir au « biologique » résumant cette victoire par une hyper-virilité de l’homme algérien. Dès lors la défaite française a été vécue comme une humiliation sexuelle. Patrick Buisson présente ainsi la guerre d’Algérie comme une guerre de virilité.

Couv Todd Shepard

L’historienne Joan Scott montre aussi qu’en France, il y a une distinction très forte entre hommes et femmes. Même si c’est sous couvert de séduction et de courtoisie. Ce n’est pas la liberté des femmes qui importe mais une représentation de la femme, qui doit être coquette et séductrice selon le modèle français.

Dès lors, le modèle français voit dans le monde musulman qui pose aussi une séparation nette entre hommes et femmes, un modèle plus efficace et surtout concurrentiel.

Et pour la gauche tiers-mondiste, que représentait la révolution algérienne ?

La guerre d’Algérie a donné aussi naissance à des formes de résistances, d’émancipation, d’actions politiques qui ont inspiré certains Français. On a perdu cela de vu. On peut dater cela à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.

Celle-ci a favorisé l’abandon de cette référence idéologique à l’histoire des luttes coloniales. On passe ainsi d’une critique de l’histoire coloniale de la France, qui avait impliqué une certaine gauche française comme la SFIO et le PCF, vers une critique de l’antisémitisme, qui était selon la Gauche, soit toujours d’origine étrangère, soit toujours le fait de la Droite.

C’était donc très rassurant pour cette Gauche au pouvoir. A Vichy, Dreyfus, elle opposera comme seule solution, plus de République. Plus largement, on note l’abandon d’une vraie pensée sur le colonialisme, l’histoire coloniale considérée pas seulement comme une histoire de libération mais comme quelque chose qui pourrait inspirer les Français dans leur lutte.

Vous montrez que cette révolution algérienne a pu servir de modèle d’émancipation pour les mouvements homosexuels. Mais désormais, ne constate-t-on pas une coupure ? Le FN version Marine Le Pen se déclare « gay-friendly », et certains mouvements gays estiment que les quartiers populaires sont des lieux d’homophobie revendiquée…

L’imaginaire homosexuel a toujours regardé vers le monde arabo-musulman considéré comme une source de libération. Dans les années 70, ce qui change est l’émergence de la libération gay. En France cette libération, d’abord révolutionnaire, refuse l’injonction identitaire.

Mais alors, auront lieu des débats sur la présence et la sexualité des Maghrébins sur le territoire français. On va insister sur le fait que les Maghrébins ont une sexualité de rôle (dans le couple homosexuel, ils sont « l’homme ») alors que la tendance qui domine dans le mouvement homosexuel prône une homosexualité qui n’a rien avoir avec le rôle mais le genre.

Cette tension se retrouve dans les écrits de Renaud Camus et d’autres qui tentent de montrer que l’homosexualité arabe est dès lors réactionnaire.

Plus largement, le mouvement homosexuel va abandonner ce discours politique autour de la figure de l’homme arabe. Le lien entre la lutte pour l’émancipation homosexuelle et la lutte antiraciste, anticoloniale, qui voyait dans l’homme algérien un prolétaire héritier d’une révolution, ne va plus être aussi automatique.

Des mouvements homosexuels vont considérer que le seul moyen de l’être pleinement est de le revendiquer, de l’affirmer dans un coming-out.

Certains vont considérer que les seuls qui sont incapables d’admettre l’homosexualité sont les gens de culture musulmane. Pourtant, d’autres franges de la population française, comme les catholiques traditionnalistes présents à la manif pour tous, auraient pu aussi être considérés de la même manière que les musulmans des quartiers populaires.

Désormais, certaines indications montrent que le vote homosexuel se porte un peu plus que la moyenne sur le FN ; des maires FN sont ouvertement gays. Marine Le Pen porte aussi cette vision gay-friendly. Mais plus largement, l’imaginaire d’extrême-droite est empli d’une hyper-virilité qui peut attirer certains.

Que dit l’affaire Edouard Louis qui réactive dans son livre, Histoire de la violence, l’image de l’Arabe violeur et voleur. Pourtant il n’est pas d’extrême-droite…

Ce livre est symptomatique de quelque chose. Il n’aurait pas eu ce succès sans l’obsession arabe de la France. Mais ce qui différencie le livre de cette seule obsession est à quel point Edouard Louis veut analyser cela, penser cette obsession.

C’est risqué mais nécessaire de le faire. Il y a, en cela, une certaine réussite dans ce livre. Certes, se pose le risque d’ajouter au racisme ambiant mais il faut en parler, car l’idée qu’en parlant du racisme, on ajoute du racisme, a montré sa limite.

Cela n’empêche pas la montée de nouvelles formes de racisme qui sapent les promesses du « républicanisme ». Louis a voulu montrer à quel point l’attirance pour les garçons arabes est politique. A l’inverse, à quel point aussi la répulsion l’est tout autant.

La lutte féministe a-t-elle suivi aussi ce mouvement de balancier du mouvement homosexuel par rapport à la figure de l’homme arabe ? D’abord modèle de lutte puis rejet, voire contre-modèle ?

Depuis Mai 68, les féministes, comme les mouvements gays, ont fait une fixation, positive puis négative sur l’homme arabe. Mais cette fixation concerne plus largement toute la société française.

Nacira Guenif« Les féministes et le garçon arabe », de Nacira Guénif (Ed de l’aube, 2004). Dans cet ouvrage référence, la sociologue interroge « la figure détestable du garçon arabe qui serait étranger à la modernité qui fait ainsi paraître à bon compte le société française contemporaine et ceux qui la dirigent comme éclairés ».

Pendant la révolution sexuelle, c’était simplement plus claire dans le sens où les questions sexuelles étaient considérées comme politiques.

Mais chez les féministes des années 70, la révolution algérienne et la lutte pour les immigrés sont d’abord de vrais modèles. La lutte féministe va être modelée soit sur les actions de la révolution algérienne soit sur les luttes antiracistes.

Les féministes vont essayer de penser le viol comme une question politique par exemple. Elles vont montrer que le viol concerne toutes les franges de la population, bourgeois, notables, policiers mais que les seuls qui sont vite soupçonnés et vite punis, parfois sans preuve, sont les ouvriers, et plus particulièrement les ouvriers arabes.

Mais cette articulation va cesser car la question coloniale et raciale va devenir trop lourde à poser, à porter. On assistera à un épuisement du référent de l’homme arabe comme modèle d’émancipation.

Epuisement ou retournement ? Car on a l’impression là aussi que l’homme arabe, de modèle d’émancipation, devient l’ultime et unique modèle de l’oppression machiste…

Le retournement, effectivement, se fait avec la Révolution iranienne. Cette dernière est décrite en France comme la seule oppression des femmes et des homosexuels.

De nouveau la France pose qu’il faut libérer non plus la femme arabe mais la femme musulmane. L’homosexuel et la femme musulmane sont alors présentés comme la victime de l’homme musulman.

Cette révolution iranienne permet même de reconsidérer d’un autre œil la révolution algérienne qui n’est plus dès lors présentée comme une révolution nationale mais comme une révolution islamique.

Toutes les révolutions arabes vont être interprétées comme des révolutions durant lesquelles l’islam aurait pris le dessus, avec la femme comme victime première. Cette lecture était déjà présente dans la presse qui défendait l’Algérie française. Avec l’Iran, elle devient générale, reprise surtout par la presse de gauche.

Le relativisme culturel va être aussi rejeté, avec l’idée d’un seul modèle de société serait le bon, l’occidental. Cela sonne l’abandon de la capacité à se critiquer et au lieu de se demander si d’autres modèles non occidentaux peuvent nous apprendre quelque chose, c’est le retour du « nous avons des leçons à vous donner ».

A la lumière de vos analyses, on regarde autrement les polémiques sur les violences policières sexualisées…

L’affaire de Théo est très troublante. Je montre, dans mon livre, aussi à quel point la question de la sodomie est aussi pensée, dans les années 70, comme un acte de pouvoir et d’humiliation. L’extrême-droite y voit aussi la raison de l’attraction d’une certaine gauche pour le mouvement de libération algérienne.

Didier Fassin Punir une passion contemporaine

« Punir. Une passion contemporaine » de Didier Fassin (Seuil, 2017). Le sociologue propose une enquête sur « la passion du châtiment » après une décennie de recherches sur la police, la justice et le milieu carcéral.

Il faut évidemment lier cette question avec la question de l’humiliation née de la guerre d’Algérie, qui a été vécue d’abord comme une humiliation sexuelle. Il faut aussi lier cela également à la question du viol : avant 1980, la sodomie n’était pas considérée comme un viol.

Ce que vous observez du rapport à la société algérienne, considérée comme culturellement rétrograde, ne le retrouve-t-on pas désormais à l’intérieur même de la France. Les dites « banlieues » ne deviennent-elles pas alors le seul prétendu lieu où l’on trouve l’homophobie, la violence sexuelle, l’oppression de la femme ?

Tout à fait. C’est même évident. Pourtant, lors de la manif pour tous, je n’ai jamais entendu des choses aussi agressives contre les homosexuels.

Pas seulement par les manifestants mais aussi par certains intellectuels. Pourtant, on s’est fixé sur l’islam, alors qu’il y a si peu de mosquées en France et si peu de Français musulmans en position de pouvoir.

On a ciblé les pauvres, les faibles, accusés d’être les seuls réactionnaires. C’est un mécanisme étonnant car on continue à dire que seuls les jeunes de banlieues sont homophobes, misogynes, violents…

Plus largement, demeure l’idée que la France s’est libérée et a libéré certaines parties de sa population en s’appuyant sur l’idée de République, homosexuels, femmes…alors que cela n’a pas été nécessairement le cas.

Je suis frappé, en tant qu’Américain, de voir à quel point la situation devient plus tendue en France, qui avait pourtant quelque chose de fondamentalement moins raciste que mon pays, où on pouvait voir des non-blancs réussir et tout simplement vivre, sans être systématiquement racialisés.

La majorité des gens d’origine maghrébine réussissent, se reconnaissent dans les valeurs de la République. Mais pourtant la société française se fixe sur les petits ratés, s’enragent de cela, taxent ce qui se plaignent d’être antirépublicains ou même anti-français.

D’autres tentent d’indiquer que des problèmes de discriminations existent qui pourraient être gérés par la France. Les réactions sont de plus en plus féroces.

Hassina Mechaï

Photo de Une:  ©Christophedelory

 

Raconter, analyser, avancer.

Comments (4)

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    Boudjema Tirchi

    « L’homme arabe », encore un cliché qui a la vie dure !
    Je suis un Algérien et fier de l’être, mais je ne me sens nullement « arabe ».
    Les vrais arabes sont au Moyen-Orient, pas en Afrique du Nord.
    Lorsque la civilisation de Carthage rayonnait sur la Méditerranée, le pays gaulois était à l’état sauvage, n’en parlons pas de l’Amérique…
    Il en est de même du royaume numide de Massinissa, avec sa capitale Cirta, l’actuelle Constantine. Nous avons offert au monde Apulée de Madaure et saint Augustin.

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    Gillo

    Tout ce bla bla mais le fait sont que Pim Fortuiyn premier homme a avoir exploité politiquement la figure de l’arabe homophobe n’était pas français et l’élection de Trump dont le racisme anti-arabe n’est plus à démontrer monte à quel point tout ça est totalement faux. C’est pas une spécificité française. Quant à l’affaire Théo il vient faire quoi la dedans ? Théo est arabe ? Comment peut-on être aussi obsédé par la question sexuelle pour croire qu’il y a un impensé colonial la dédans ? Les flics ne violent que des hommes racisés ? Alexandre était racisé ? Des stats ?

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    But i was delivered and increased in northern florida
    get or and practically everyday we venture out to garden mail within our robe
    and slippers and guess what?!

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    Tahar

    @Boudjema Tirchi
    Libre à vous de ne pas vous sentir Arabe et de penser que « l’homme Arabe » est un cliché. Mais si je m’en tiens à cet article, le sujet du livre, que je n’ai pas encore lu, n’est pas de dire qui est Arabe et qui ne l’est pas. L’Arabe ici est un terme générique (et je suppose que l’auteur n’ignore pas que la société algérienne est constituée d’Arabes comme de Berbères). L’auteur montre comment est perçu l’Arabe depuis l’indépendance de l’Algérie et c’est sa démonstration de l’évolution de cette perception qui me semble intéressante, d’autant que cette dernière est analysée à la lumière des « succès » actuels du FN auprès de certaines catégories de la population qui, il fut un temps, étaient considérées de gauche : les homosexuels, les féministes, certains ouvriers…et même certains Berbères !!
    Vous nous dites, en outre, « avons offert au monde Apulée de Madaure et saint Augustin ». Certes. Mais vous oubliez bien d’autres, issus de la civilisation arabo-musulmane, tels Ibn Khaldun, Ibn Rushd, Maimonide…

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